Philippe Labro est écrivain, cinéaste et journaliste. Chaque vendredi, pour CNEWS, il commente ce qu'il a vu, vécu et observé pendant la semaine. Un bloc-note subjectif et libre.
du lundi 1er au vendredi 5 octobre
Orgueil et travail. Deux mots pour décrire la personnalité du chanteur, parolier, compositeur, acteur, défenseur de l’Arménie, ambassadeur de l’unicité de la chanson française : Charles Aznavour. Orgueil, puisqu’il a lutté contre tous les handicaps de ses débuts : il était petit (et alors ?), il avait une drôle de gueule (et alors ?), une drôle de voix (et alors ?) et il n’était pas crédible. Telles furent les cruelles critiques qui le suivirent longtemps et à propos desquelles, aujourd’hui, leurs auteurs devraient avoir honte. C’est l’orgueil qui l’a conduit à surmonter tous ces obstacles – «un jour, ils verront». Ils ont vu, en effet, un homme faire de ses faiblesses des atouts. Orgueil d’aller toujours plus haut. Alors qu’il avait atteint les sommets du succès et de la gloire, il a eu le culot de dire :
– C’est le monde entier que je veux conquérir.
Et ce fut fait. Grâce au travail. C’était un bosseur, un monomaniaque. Il voulait que les mots et les phrases, les formules et les titres (tous repris depuis l’annonce de sa mort) adhèrent à sa pensée. Un perfectionniste aussi. Il me dit, un jour où je l’interviewais :
– Voyez-vous, mon livre de chevet, ma bible, c’est le dictionnaire, ou plutôt les dictionnaires. A mesure que j’avance, je découvre des mots, des adverbes («Désormais») et des expressions sur lesquelles, ensuite, je travaille. Ainsi, aujourd’hui, je joue avec un verbe nouveau pour moi : «sourdre». Il y a quelque chose qui sourd de vous, de vos intrigues et amours. Ce n’est pas facile à utiliser, mais je vais le travailler.
C’était dans un studio vide, avec une ou deux chaises et un micro. Il me raconta combien ce qui paraissait fluide, aisé, quand on fredonnait ses chansons, avait été, au contraire, difficile à achever. Il adorait la nostalgie, la mélancolie, le souvenir, la déception, la tristesse. Tout cela nourrissait son répertoire. Cependant, il aimait rire et sourire, toujours maître de ses expressions et de son corps. Cela aussi, il l’avait travaillé : la posture sur scène, seul, les mains, les bras, le jeu de jambes et des hanches, et cette voix dont le voile un peu déchiré lui permettait de pleurer Venise, de regretter les plaisirs démodés et d’évoquer la jeunesse disparue. C’était l’une de ses obsessions, la jeunesse, le temps qui fuit :
Lorsque l’on tient
Entre ses mains
Cette richesse
Avoir vingt ans
Des lendemains
Pleins de promesses
Des mots simples, ce qui est le cas de tous les grands poètes. Des thèmes universels : l’amour, le temps qui passe, la condition humaine. Et la conquête du monde :
– Vous n’imaginez pas le sentiment de satisfaction quand j’entends Frank Sinatra, Tom Jones, Bing Crosby, Liza Minnelli, Ray Charles, interpréter mes chansons en anglais.
Rien n’est surprenant dans la déferlante des unes de journaux, les numéros spéciaux des magazines, les rediffusions à la télé et l’hommage national qui doit lui être rendu ce vendredi. La chanson rythme nos vies, accompagne nos bonheurs fugitifs ou nos malheurs précaires – elle appartient à toutes et à tous. Il est intéressant de s’arrêter sur les témoignages de ses amis du spectacle. Pour eux, cet amoureux de la vie avait acquis suffisamment de sagesse pour conseiller les plus jeunes. Il était une référence, un modèle.
– Ne me prenez pas trop au sérieux, je ne suis qu’un saltimbanque, me dit-il en me raccompagnant.
La modestie des grands. Je l’avais revu dans sa loge au Palais des Congrès, à peine le spectacle achevé. Un Brel, un Montand, un Hallyday, dans les mêmes circonstances, en sortant de scène, eurent été couverts de sueur. Charles Aznavour, lui, était sec, tout sec, la chemise impeccable, pas une goutte sur le front :
– Je suais aussi, à une époque. Et puis, j’ai décidé de ne plus le faire. Du jour au lendemain, ça a cessé. Tout est question de volonté.