A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, Anne Bouillon, avocate spécialiste de la question, affirme que la déconstruction de nos représentations est la clé.
122 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint en 2021, selon le décompte du ministère de l'Intérieur. 94.000 femmes sont victimes de viol ou de tentative de viol en France chaque année. 80% des plaintes déposées pour violences sexuelles sont classées sans suite. Une succession de chiffres, terribles. Autant de vies meurtries.
En cette Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, Anne Bouillon, avocate au barreau de Nantes et spécialiste des droits des femmes, appelle à «changer de paradigme» et à ne plus percevoir le féminisme «comme une menace».
Comment expliquer selon-vous que les chiffres des violences faites aux femmes en France soient si élevés ?
La vraie question selon moi c'est : pourquoi ça ne baisse pas malgré la prise de conscience que l'on observe depuis 5 ou 6 ans ? Je pense que tant qu'on ne s'attaquera pas au terreau, au fondement même de ce qui produit la violence, à savoir une société très organisée sur un mode patriarcal, la violence continuera de prospérer.
Si les chiffres ne baissent pas c'est peut-être par un réflexe de ce que j'appelle l'ancien monde, celui qui consiste à considérer normal et légitime une domination masculine qui peut s’exercer y compris à travers le prisme de la violence.
Constatant que les choses évoluent, que la parole des femmes se libère et qu'elles sont davantage capables de quitter leur conjoint violent, il y a une sorte d'effet boomerang qui vient produire de la violence.
En tant qu’avocate, estimez-vous que la justice française est à la hauteur de la lutte contre les violences faites aux femmes ?
Non, bien sûr que non. La justice n’est pas encore dimensionnée à la hauteur de ces défis-là. Sans compter qu'elle est une institution comme les autres, qui a été construite là aussi sur un modèle patriarcal. Il a toujours été plus compliqué pour les femmes d’avoir accès à la justice, d’y être représentées, d’y être entendues.
De manière plus prosaïque, la justice manque aussi énormément de moyens. On encourage les femmes à déposer plainte, en disant à celles qui s’expriment dans les médias et sur les réseaux sociaux "oulala, pas de tribunal médiatique, allez déposer plainte". En réalité c'est une autre manière de silencier les femmes.
Je peux vous dire que si les 80.000 à 90.000 victimes de viol ou tentative de viol recensées chaque année en France allaient toutes déposer plainte, la justice ferait une drôle de tête. Elle n’est pas du tout taillée pour accueillir tout ça.
Comment améliorer la prise en charge de ces violences au niveau judiciaire ?
Ecouter et entendre les femmes victimes de violences c’est compliqué. Ça prend du temps, ça nécessite de le vouloir, d’être formé. Moi ça m’a pris des années et j'y travaille encore aujourd’hui. Mais la justice s’organise et il y a beaucoup de choses à faire.
Je pense notamment à la question des juridictions spécialisées, sur laquelle une commission parlementaire est justement en train de travailler. Il y a des formations à faire, des moyens à débloquer, et des textes à revoir. Par exemple, la définition du crime de viol me parait archaïque, puisqu'actuellement elle ne contient aucune notion de consentement. Il faut la modifier en ce sens, comme l'ont fait l'Espagne et le Canada.
Il faut aussi une volonté politique à s’attaquer directement au problème. En France on voit que la prise en charge des violences sexistes et sexuelles est très disparate d’un territoire à l’autre. Ce qui fait la différence, c'est la volonté politique des pouvoirs publics, la manière dont on se saisit collectivement de ce sujet.
L'égalité femmes-hommes a été choisie par Emmanuel Macron comme la grande cause de ses deux quinquennats : estimez-vous que le bilan est satisfaisant ?
Il y a 120 à 130 femmes qui meurent chaque année sous les coups de leur compagnon. Les femmes arrêtent d'être payées autour du 12-13 novembre en France. Elles sont encore sous-représentées dans plein de domaines et quand elles ne le sont pas, elles font l’objet d’attaques absolument ignobles juste parce que ce sont des femmes. Je pense notamment aux femmes en politique.
Comment pourrait-on dire que le bilan est satisfaisant ? Je salue la volonté et l'effort, mais il est tout à fait insuffisant. Il faut absolument travailler sur l’éducation de nos enfants, sur l’éducation à l’égalité. On n’arrivera à rien non plus si on ne travaille pas sur la prise en charge des auteurs de violences.
Au-delà de ça, il faut changer de paradigme et considérer comme culturellement acquis que nous allons déconstruire l’idée de la domination masculine. Quand je dis ça j’ai presque l’impression de dire un gros mot, d’être une dangereuse révolutionnaire. Le féminisme est encore perçu comme une menace et tant que ce sera le cas, on n'y arrivera pas.
En quoi la pensée féministe permettrait-elle de mettre un terme aux violences sexistes et sexuelles ?
Parce que le féminisme vise à déconstruire les représentations dont nous sommes tous pétris. Il propose une autre société aux hommes comme aux femmes, une société émancipée des injonctions à être ou à ne pas être.
Il faut comprendre que le système patriarcal a sclérosé et enfermé et amputé chacun et chacune de la capacité à être autre chose que les représentations qu’on attend de nous. Les hommes en sont victimes eux-aussi, puisque ce système les a conduits à confondre puissance et violence.
On leur fait croire que leur puissance est corrélée a leur capacité à se saisir ou pas de la violence. C’est dramatique d’être mesuré à l’aune de ça dans sa masculinité. Moi je crois que le féminisme est éminemment porteur d’espoir, y compris pour les hommes. C'est un combat pour tous et toutes.
Le mouvement MeToo fête ses 5 ans cette année. A-t-il fait une différence selon vous ?
Pour moi ça a tout révolutionné dans le sens où j'ai vraiment senti un avant et un après. Je trouve que c’est un mouvement d’une puissance phénoménale parce que les détracteurs de la parole des femmes sont moins audibles, ils ont moins voix au chapitre.
Ils peuvent moins légitimement renvoyer les femmes ou les victimes à leur obligation de silence, même s’ils continuent à le faire. Je crois aussi que collectivement, et notamment chez nos jeunes, l'intolérance aux violences sexuelles et sexistes, aux violences conjugales, est en train de monter.
Il y a chez eux un vrai désir de rompre avec ce monde ancien, ils ont bien compris qu’ils devaient s’émanciper des injonctions de genre. Ils sont sur une fluidité bien plus importante que celle de ma génération et MeToo en a été un marqueur déterminant je crois.