Inquiétude à tous les étages. L'offensive lancée mercredi 9 octobre par la Turquie dans le nord-est de la Syrie, ciblant les forces kurdes, a provoqué un tollé international. De nombreux pays craignent qu'elle provoque une résurgence de Daesh. Un avis partagé par Dorothée Schmid, chercheuse à l'Institut français des relations internationales (IFRI) et responsable du programme Turquie contemporaine.
Quel est le but de l'offensive turque en Syrie contre les Kurdes ?
L'objectif est d'empêcher les Kurdes de consolider leur position politique en Syrie, d'empêcher le «Rojava», cette entité autonome établie par les Kurdes, de prospérer et de négocier un statut spécial avec le président syrien Bachar al-Assad. Pourquoi ? Parce que le Rojava est considéré comme étant proche du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), cette guérilla kurde théoriquement séparatiste de Turquie.
Deuxième objectif, créer une zone tampon à la frontière turco-syrienne côté syrien, qui serait contrôlée par l'armée turque. Recep Tayyip Erdogan veut y relocaliser une partie des près de 4 millions de réfugiés syriens qui ont été accueillis en Turquie depuis le début de la crise syrienne. C'est très important pour Erdogan, car le sentiment anti-syrien progresse très rapidement en Turquie au fur et à mesure que la crise économique s'aggrave.
La troisième raison de cette offensive est une question de politique intérieure. Il s'agit de replâtrer une sorte de front nationaliste en Turquie. Alors qu'on commençait à voir un début de rapprochement entre l'opposition kémaliste du CHP (Parti républicain du peuple) et les Kurdes, le maire d'Istanbul, Ekrem Imamoglu, superstar du CHP, a apporté aujourd'hui son soutien aux soldats turcs. Pas forcément à l'opération militaire en tant que telle, mais il est dans l'obligation de soutenir les troupes turques en Syrie.
Quelles conséquences l'opération turque pourrait-elle avoir ?
Pour les Européens, deux questions se posent : celle des réfugiés et celle de Daesh. La guerre contre le groupe islamiste a été gagnée, mais les pays européens ne savent pas quoi faire de leurs combattants faits prisonniers, ni des femmes et des enfants. La doctrine française est que ces gens doivent être jugés sur place. On les avait donc laissés au bon soin des Kurdes ou des Irakiens.
Mais l'offensive turque remet cela en cause, car les Kurdes pratiquent une sorte de chantage tout à fait compréhensible aux Européens, en leur disant : «On a aidé à éliminer Daesh, maintenant vous nous laissez tomber, donc on ne voir pas pourquoi on continuerait à s'occuper de vos combattants.»
Donc il y a un risque que Daesh reprenne ses opérations, que les jihadistes soient éparpillés dans la région, mais aussi de retour vers l'Europe de ceux originaires de France, d'Allemagne, du Royaume-Uni...
La Turquie peut-elle renoncer à son offensive si les sanctions américaines annoncées par le Congrès sont mises en place ?
C'est le grand mystère. Quand Donald Trump avait menacé la Turquie de sanctions en 2018, la livre turque avait plongé, et il y avait eu un début de panique financière. Aujourd'hui, si des sanctions sont décidées, elles risquent d'être plus larges encore. A l'époque, c'est le Qatar qui avait sauvé le pays de cette crise financière. Mais je ne sais pas s'il a encore des amis qui ont les poches suffisamment pleines.
On a l'impression que cette opération peut être très coûteuse pour la Turquie. A la fois financièrement, car il faut bien rétribuer les combattants, puisque ce ne sont pas des Turcs qui se battent, mais des syriens rebelles islamistes. Et puis elle peut déclencher un début de panique financière ou une mise en quarantaine de l'économie turque. De plus, elle coûte cher diplomatiquement, car la Turquie est extrêmemement isolée aujourd'hui sur la scène internationale. Enfin, elle risque d'être coûteuse du point de vue sécuritaire, car il n'y a aucune garantie que la Turquie arrive à tenir ses combattants rebelles syriens. Et si des jihadistes de Daesh s'échappent dans la nature, un certain nombre d'entre eux vont repasser par la Turquie pour venir en Europe.
Donald Trump a d'abord annoncé dimanche le retrait des troupes américaines stationnées en Syrie, avant de menacer la Turquie de représailles en cas d'attaque contre les Kurdes. Pourquoi le président américain est-il si flou sur ses intentions ?
Donald Trump a une intention générale très claire, il le dit depuis sa campagne présidentielle, c'est de se retirer du Moyen-Orient. C'est une conviction personnelle, et il sait que c'est ce que son électorat a envie d'entendre. Il l'a dit et redit : s'impliquer au Moyen-Orient est la plus mauvaise chose que les Etats-Unis ont fait dans toute leur histoire. Mais à chaque fois qu'il a une occasion de mettre en avant cette ligne, on voit ressurgir les problèmes. On a en effet déjà eu cette discussion sur le retrait américain de Syrie au début de l'année, et ça ne s'était pas fait.
....IN THE HISTORY OF OUR COUNTRY! We went to war under a false & now disproven premise, WEAPONS OF MASS DESTRUCTION. There were NONE! Now we are slowly & carefully bringing our great soldiers & military home. Our focus is on the BIG PICTURE! THE USA IS GREATER THAN EVER BEFORE!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) October 9, 2019
Ensuite, la relation entre les Etats-Unis et la Turquie n'est pas bonne. Ses conseillers disent à Trump qu'il faut essayer de l'améliorer. Peut-être que laisser le champ libre à Ankara en Syrie est le truc que Trump a trouvé tout seul dans son coin. Quand il parle avec Recep Tayyip Erdogan au téléphone, le président turc doit lui dire : «Vous ne voulez pas livrer Fethullah Gülen (l'imam réfugié aux Etats-Unis, que la Turquie accuse d'être derrière le coup d'Etat manque de 2016, NDLR) ? Et bien il faut que vous fassiez quelque chose sur le PKK.»
Je ne pense pas que Donald Trump ait mesuré toutes les implications stratégiques de cette décision. On l'a bien vu avec cette déclaration ahurissante sur le fait que les Kurdes n'ont pas aidé les Etats-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale. Il a des intuitions, et ensuite il cherche à les justifier par tous les moyens, et à faire des replâtrages historiques, qui tombent parfois à côté de la plaque.