«Je lui ai donné deux balles dans la tempe, et voilà» : c'est par un beau dimanche de juillet 1944 que la résistante Madeleine Riffaud, alias Rainer, tua un officier allemand, en plein Paris et au grand jour, alors qu'elle n'avait pas 20 ans.
Dans un entretien accordé à l'Agence France-Presse, l'ancienne résistante devenue ensuite grand reporter raconte son engagement dans la lutte armée et le soulèvement populaire qui libéra la capitale, événement joyeux mais terni par la mort et la déportation de nombreux camarades.
C'est dans son appartement parisien, un cigarillo à la main, que Madeleine Riffaud, aujourd'hui âgée de 94 ans, confie ses souvenirs. Dans la pièce, les stores baissés pour préserver ses yeux, un oiseau pépie et des ventilateurs tournent à plein régime en cette fin d'après-midi d'été. Sur sa table basse, des verres en plastique offerts par l'école primaire de Ravenel (Oise), devenue cette année le premier établissement scolaire de France à porter son nom.
«Je voulais m'engager dans la lutte armée»
Madeleine Riffaud a 17 ans quand elle s'engage dans la Résistance, en 1942. Etudiante à Paris, férue de poésie, elle se surnomme «Rainer», en hommage au poète autrichien Rainer Maria Rilke. C'est durant l'hiver 1944 qu'elle bascule dans la lutte armée, après le massacre d'un groupe de résistants étrangers.
«J'étais très émue et je me suis dit il y en a marre, je vais rentrer dans la lutte armée. Je l'ai dit à mon chef, et il m'a envoyé promener en me disant qu'ils étaient nombreux déjà et que j'étais une petite fille. Je lui ai dit que mon papa m'avait appris à tirer, j'étais un petit peu entêtée. Alors on m'a donné un rendez-vous pour entrer dans les FTP. (...) On m'a dit : tout de même, réfléchis bien car en ce moment , un groupe de FTP dure trois mois, ou peut être cinq mois grand maximum... Je me suis entendue répondre : je m'en fous.»
Au printemps, «on a reçu l'ordre d'intensifier les actions à Paris et en banlieue», pour préparer la Libération.
«On a fait sauter des camions allemands, on a fait évader des prisonniers, on a fait plein de choses... Et moi, j'étais spécialiste du vol. J'aurais pu faire une belle carrière après la guerre. J'allais par exemple voler les tickets d'alimentation dans les mairies. Un de nos boulots, c'était d'aller voir les jeunes qui partaient pour le STO et de leur dire : pas un homme pour Hitler, on va vous aider».
«En vue de l'insurrection il fallait de préférence faire des actions au grand jour, devant les Français, en plein midi, pour montrer qu'un jeune homme ou qu'une jeune femme pouvait faire sauter un camion, ou abattre un officier allemand et puis s'en aller à bicyclette».
«La cadence des opérations s'est précipitée à partir du débarquement. Tout était coordonné.»
«On avait des ordres, il fallait obéir, quels que soient nos sentiments personnels (...) On ne fait pas une action armée comme on joue à la poupée. Si ça n'a pas de sens politique, ça ne sert à rien».
«Mais on avait des difficultés : on avait eu des pertes très graves, et il fallait en faire plus, à une période où les Allemands se méfiaient. Dans les étudiants qui s'étaient enrôlés récemment, plusieurs m'ont dit : Rainer, j'avais un Allemand au bout de mon revolver... j'ai pas pu tirer, je n'ai pas été élevé comme ça. J'ai répondu : moi non plus...»
Un «beau dimanche» de juillet
«Le 23 juillet, c'est un dimanche, et je n'avais toujours pas fait démarrer mes gars. Ou ils sont morts, ou ils ne veulent pas y aller, ou ils n'arrivent pas à tirer dans le tas. (...).
J'avais rendez vous tous les dimanches avec Manuel [un autre résistant] dans les jardins de Notre-Dame. Et je lui dis : Mauvaise nouvelle, [Charles] Martini [alias Picpus, autre compagnon d'armes] est mort. On est décimés. On ne va pas s'en sortir si je ne le fais pas (...) Alors tu me prêtes ton vélo et +Oscar+ [surnom donné au pistolet].
Il ne m'a rien dit, il m'a donné ce que je lui demandais et c'est tout.
Je suis montée sur mon vélo. J'ai longé la Seine. Il faisait beau, tous les Parisiens étaient dehors. C'était idéal. Et puis arrivée vers le pont de Solférino, vers la gare d'Orsay, je vois qu'il y a justement un gradé [allemand] qui est là, qui se balade sur ce pont. Je ne vois pas quelqu'un avec lui. Je me suis dit : mon vieux, c'est ta fête aujourd'hui. Alors je suis allée sur le pont avec mon vélo, et puis j'ai mis pied à terre. Et je vous assure que je n'avais aucune haine, aucune, j'avais plutôt du chagrin. Eluard a fait un très beau poème là dessus : 'ils ont pris les armes de la douleur'. C'est bien ce que nous avons fait.
Ça s'est passé très vite, j'ai vu un petit gars qui passait à proximité et je me suis entendue lui dire: va plus loin, petit garçon. Et puis j'ai attendu que cet Allemand veuille bien se retourner, parce que j'avais dans l'esprit que Martini s'était fait tirer dans le dos, et je ne voulais pas faire pareil et abattre, moi, un homme dans le dos, je voulais qu'il me regarde, qu'il ait le temps de sortir son arme et qu'on fasse ça à la loyale, même si ça durait une seconde. Il a fini par se retourner, parce qu'il a senti une présence. Là, je lui ai donné deux balles dans la tempe, et voilà. Il est tombé immédiatement et il est mort sur le coup, il n'a pas souffert du tout, je savais quand même comment tirer...»
«La maison de la mort»
«J'allais m'en aller bien tranquillement. Un agent de police au coin du pont m'a fait le salut militaire et m'a montré que la voie était libre (...). Je suis passée par les petites rues, mais j'ai entendu une voiture à essence derrière moi. L'essence, c'était seulement pour les Allemands ou pour les miliciens français... Je me dis ça y est, c'est foutu. (...) Je suis envoyée avec une force terrible sur le pavé. La voiture passe sur ma roue arrière, et je me retrouve dans le décor. J'avais un sac en bandoulière pour transporter Oscar, le revolver, et je le vois à 50 cm de moi. Je l'attrape dans le but de me finir moi-même.»
Le conducteur du véhicule, un chef de la milice de Versailles, «m'a attrapée et j'ai eu de la chance ce jour là parce qu'il aurait pu m'abattre tout de suite, mais il aurait pu aussi m'amener chez ses chefs nationaux. Et chez les miliciens, ils violaient systématiquement les femmes, quel que soit leur âge... Alors que la Gestapo, non, pour 'protéger la race'.
Il y avait des affiches dans tout Paris pendant l'insurrection disant que si on livrait un membre de la lutte armée aux Allemands, on avait une prime. Une bonne somme, ça ne se refuse pas. Alors, il m'a emmenée directement à la rue des Saussaies, [siège parisien de la Gestapo], la maison de la mort. Et j'ai vu qu'on lui a fait son chèque.
Les officiers qui étaient là c'étaient pas des spécialistes en torture, parce qu'on était dimanche après-midi et qu'ils étaient partis se balader, heureusement pour moi. J'ai eu affaire à des officiers SS brutaux, qui m'ont assommée et frappée, mais n'avaient pas le raffinement des autres. Je leur disais : allez-y, tuez-moi, ça ira plus vite. Je ne dirai rien, je ne sais rien et de toute façon je trouverais normal que je sois fusillée le lendemain matin, c'est les lois de la guerre...
J'ai été envoyée à la police française (...). Une femme les armes à la main, c'était pas mal de la confier à eux. Et ceux-là, c'étaient des spécialistes [en interrogatoire et torture] mais ils ne m'ont gardée que trois jours, parce que je leur ai fait des ennuis, je les ai énervés, agacés. Ils ont torturé une jeune femme enceinte. Et j'ai vu Fernand David [un officier des Brigades spéciales] -qui a été fusillé après la Libération-, il lui a donné des coups de pieds, avec ses bottes ferrées, dans le ventre, en lui disant : c'est un petit juif que tu as dans le ventre, dis moi le nom de son père. (...)
On avait des salles communes et ils ont amenée cette femme qui était inanimée. C'était dans mon domaine [Madeleine Riffaud faisait des études de sage-femme] et c'est moi qui ai eu le privilège de faire venir ce petit enfant au monde. Je l'ai pris dans mes bras. C'était un garçon. Il était couvert de bleus. Les coups que sa mère avait reçus sur son ventre. Ils l'avaient tué. Il a poussé un petit cri et il est mort. J'ai dit à l'agent donnez-moi votre canif et j'ai coupé le cordon. Et puis je lui ai dit: maintenant la mère est en hémorragie, il faut absolument réveiller ton chef, parce qu'elle va mourir. Il faut l'envoyer tout de suite à l'Hôtel Dieu. L'agent répond : il est saoul à cette heure-là, tu veux me faire avoir un mauvais point? J'avais une colère blanche, alors j'ai bousculé l'agent, je frappe à la porte de David. (...) Il était en train de cuver son vin, il avait encore son nerf de boeuf à la main. Et je m'en vais lui dire : Monsieur, vous avez tué un enfant, vous allez tuer aussi sa mère? Vous croyez que ça va se passer comme ça? Cette femme, les gens s'en rappelleront et ce sera répété. Il m'a donné quelques coups pour garder la face, mais j'ai vu passer une civière pour emporter la femme...
Le lendemain matin au petit jour, il me dit: tu nous as déjà assez embêtés, toi. Les Allemands nous font l'honneur de te donner à nous, on est Français comme toi et au bout de trois jours, tu fais un scandale à cause d'une femme juive ! Je ne te veux plus, j'ai appelé la Gestapo, dans une demie-heure ils viennent te chercher... (...) Tant pis pour toi, tu vas avoir les yeux crevés, tu vas être coupée en morceaux et là ils vont bien te faire parler. De toute façon tu vas être fusillée+. Mais c'est lui qui a fini fusillé avant moi...»
La détention et les interrogatoires se poursuivent, notamment rue des Saussaies et à Fresnes, sans que Rainer ne craque. Elle manque de peu d'être fusillée le 5 août, puis, alors qu'elle doit être déportée le 15 août, elle s'échappe, est de nouveau capturée, puis libérée le 19 août, dans le cadre d'un échange de prisonniers.
«Paris était survoltée»
Rainer reprend presque aussitôt les armes alors que Paris est en plein soulèvement populaire. Elle intègre la compagnie Saint-Just, à la tête d'une petite unité dans le XIXe arrondissement.
«On était considérés comme des vieux combattants parce qu'on avait fait de la lutte armée (...). Alors on pouvait encadrer la compagnie, qui avait recruté. Les gens arrivaient avant qu'on leur ait donné le mot d'ordre. Paris était survoltée. Les gens voyaient des combattants qu'ils ne connaissaient pas dans leur rue, avec ou sans barricades, et disaient : je n'ai rien fait de toute la guerre, là non d'un chien, je vais en être. Alors ils descendaient et apprenaient à manier le fusil, très vite. Et puis on avait affaire aux mômes, qui étaient toujours dans nos jambes, et les femmes nous apportaient des brocs de café d'orge le matin. Elles faisaient des tas de choses, jouaient les agents de liaison à bicyclette. (...) Il y avait un soulèvement de tout Paris, un soulèvement joyeux. Ça m'a beaucoup frappé. Les gens s'aimaient et s'embrassaient comme ça, sans se connaître, pour rien. Et ça c'était chouette, surtout pour nous, de pouvoir se battre au soleil, au grand jour, pas de manière clandestine».
On ordonne à Rainer de bloquer un train rempli de soldats allemands, sur la Petite ceinture.
«J'ai répondu : j'ai quatre hommes en me comptant. On me répond: je m'en fous. Je comprends, c'est l'armée... Alors j'ai dit à mes petits gars : descendez à la cave, il y a des caisses d'explosifs de toutes sortes. Vous les prenez, on monte en vitesse et on se tire tous les quatre. Et je vois une petite caisse plus légère que les autres, je la monte... On arrive, et le train était déjà sorti, la locomotive était dehors, avec un wagon. Il y avait des Allemands sur le marchepied qui arrosaient le pont [tiraient]. On leur balance toutes nos caisses sur le pont et devant, ça explose, ça fait un bruit incroyable. Les hommes ont la trouille, ils ne s'attendaient pas à ça, et puis on tire de toutes nos armes pour faire peur aux Allemands là haut, et on jette [la petite caisse] : c'était des fusées de feux d'artifice pour un 14 juillet hypothétique. Ça a contribué à l'affolement de ces pauvres Allemands. Ils se sont retirés dans un tunnel. La locomotive était restée dehors. Les copains sont arrivés, il y avait les pompiers, le maire de l'arrondissement, ça tournait à la partie de campagne, c'était plutôt gai. Le temps passe, et le commandant Darcourt se ramène et crie : dans tout ce monde, il n'y a pas un cheminot pour retirer la locomotive? Dans un HLM à côté, il y avait un jeune retraité dont le métier est conducteur de locomotive. On m'envoie lui expliquer la chose. Le brave homme était en train de faire la vaisselle avec sa femme. Il dit à sa femme : je m'en vais mais dans 20 minutes je serai là. Il descend avec nous, et je lui explique qu'il va faire une cible idéale... Il me dit ne vous inquiétez pas, il est passé en dessous, il a décroché le wagon, a mis en route la locomotive, l'a arrêtée 500 mètres plus loin et a coupé les gaz, et il est rentré chez lui ! Devant l'absence de locomotive, et le temps passant, les Allemands sont sortis du tunnel, ils étaient 80 !»
«Tout d'un coup, j'ai fait une connerie, j'ai dit à Max on est le combien? Il me dit on est le 23 août. Et j'ai dit : flûte alors, j'ai 20 ans aujourd'hui... On a fait la fête ce soir là», avec des victuailles emportées par les Allemands dans leur train.
Combattante jusqu'au bout
Après la Libération, Rainer veut intégrer l'armée régulière, comme ses camarades de combat, qui périront presque tous. «J'ai voulu y aller, mais j'ai été virée parce que j'étais une femme, et, circonstance aggravante, je n'avais pas 21 ans, l'âge légal»
Commence alors une période difficile, marquée par la dépression. Jusqu'à la rencontre de poètes et d'artistes, Paul Eluard, André Vercors, Picasso, Aragon. «Ils m'ont empêchée de me finir, car il y a pas mal de résistants qui se sont suicidés après la guerre».
Ils aident Madeleine Riffaud à trouver sa nouvelle voie : journaliste. Une façon pour elle, qui ne se considère pas comme un «ancien combattant», de poursuivre sa lutte pour la liberté. «J'étais reporter de guerre, j'ai fait l'Algérie, les maquis Viet-cong, le Laos, le Cambodge...». Elle continue également la poésie. Et, dans les années 1970, elle travaille incognito dans un hôpital et en tire un best-seller, «Les linges de la nuit».
Durant tout ce temps, elle refuse de raconter son passé. Jusqu'à ce que son ami, le grand résistant Raymond Aubrac la secoue, un demi-siècle après la Libération.
«C'était un très grand monsieur. Il est venu me voir et m'a dit : est-ce que tu vas continuer à fermer ta gueule? Je lui ai dit : et comment! Il m'a dit : bon, ça signifie que tes petits camarades, là, qui ont été fusillés à 17 ans, ça t'est égal que personne n'en parle... Je lui ai dit : là tu m'as eue. Bien sûr ça ne m'est pas égal. Eh bien alors, vas-y! Alors j'y suis allée, et depuis je ne fais que ça...».