Lauréate du Molière de la révélation féminine pour sa prestation dansée, chantée et jouée dans « Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? », spectacle qui a également décroché le Molière du spectacle musical qu’elle a co-écrit avec Eric Ru, Elodie Menant revient pour cnews.fr sur cette cérémonie inédite, ses deux récompenses, son parcours et la situation du spectacle vivant.
Entre conditions de réouverture des théâtres et annulation du festival d’Avignon, la comédienne au franc-parler donne son point de vue sur la période difficile que traverse le monde du spectacle, avant de reprendre son rôle d’Arletty, en septembre, au théâtre Montparnasse. Un spectacle qu’elle espère pouvoir jouer dans une salle où la jauge ne sera pas limitée.
La culture reprend doucement, en s’adaptant, avec notamment le maintien de la 32e cérémonie des Molières dans des conditions inédites. Quel goût a eu cette cérémonie pré-enregistrée, sans public, sans monter sur scène ?
Un goût particulier. C’était un grand moment et en même temps, une source de frustration, de ne pas pouvoir monter sur scène, de ne pas pouvoir remercier les équipes, de ne pas pouvoir partager cet instant, comme quand on joue au théâtre.
Avec « Est-ce que j'ai une gueule d'Arletty ? », vous avez décroché deux Molières, celui de la révélation féminine et celui, collectif, du meilleur spectacle musical. Que représente ce doublé gagnant dans votre parcours ?
Je ne pouvais espérer mieux. Les deux ont une saveur différente. Le Molière du spectacle musical, récompense le travail du collectif. Arletty est un spectacle exigeant. On chante, on danse, on joue. Il y a 45 costumes. Nous avons travaillé comme des acharnés et je suis heureuse que ce travail de groupe soit récompensé.
J'ai cru 1000 fois arrêter ce métier.
Concernant le Molière de la révélation, j’ai eu l’impression que mon cerveau s'était arrêté. J’ai revu d’où j’étais partie, ma participation au «Soldat Rose», puis mon premier spectacle où j’avais réinvesti tout ce que j’avais gagné, l’apprentissage de gérer une production, les coups d’épée dans l’eau. J’ai cru 1000 fois abandonner ce métier. Après il y a eu «La peur» de Stefan Zweig, que j'ai adaptée et mise en scène, le décollage de la pièce à Avignon, puis à Paris, où elle est restée trois ans à l'affiche du théâtre Michel. Je revois tout ça et ce prix est la récompense de tout le travail accompli depuis 10 ans. Je suis là où je voulais être, je vis de ma passion.
Le spectacle a été interrompu le 13 mars dernier en raison de l’épidémie de Coronavirus. Comment avez-vous vécu la fermeture des théâtres et l’impossibilité de jouer pendant plusieurs mois ?
C’était étrange. Mes affaires sont toujours dans la loge. J’ai appris le lendemain que c’était notre dernière représentation. A cette période, j’avais tellement de projets en même temps, je jouais du mardi au dimanche, je faisais du doublage, c’était une sorte de roue sans fin. Ne pouvant pas jouer pendant deux mois, j’ai pu rattraper tous les projets pour lesquels je m’étais engagée. J’ai retrouvé le goût de l’écriture, j’ai fait pousser des légumes et ensuite il y a eu des moments de révolte, de ras-le-bol des attestations de sortie. J’ai eu envie de liberté.
Une liberté chère aux yeux d’Arletty. Est-ce cette facette du personnage qui vous a inspiré et qui vous rapproche d'elle ?
Ce qui est drôle, c’est que la pièce qui a été l’élément déclencheur de beaucoup de choses pour moi est «La Peur» de Stefan Zweig, alors qu'au contraire dans Arletty, je parle de liberté. Comme je l'ai dit lors de la cérémonie des Molières : «dépasser la peur, c’est devenir libre». Et Arletty elle dérange parce qu’elle est libre, parce qu’elle est tombée amoureuse d’un nazi. La pièce pose justement la question : y-a-t-il des limites à la liberté ? Et en même temps, elle s’assume. Elle dit ouvertement : « Je suis comme ça, je suis libre, je n’aurai pas d’enfant, je suis là pour vivre». A ma connaissance, elle n’a dénoncé personne pendant la guerre. Ceci dit, de mon point de vue, c’est très dérangeant de se dire qu’elle a baigné avec des gens qui ont commis des actes abjects. C'est toute l'ambivalence du personnage. Elle était issue d’une famille désargentée ou vivre était plus une question de survie et tout ce qui lui est arrivé, le cabaret, le cinéma, elle le doit à elle-même, à son franc-parler, à une énergie débordante et tout ça en restant humble. J'aime cette facette du personnage.
Vous reprendrez le spectacle dès septembre, dans des conditions sanitaires qui pourraient, pour l'instant, imposer une distance sociale et des jauges restreintes. Que pensez-vous de ces conditions de réouverture des théâtres ?
Jouer devant une salle où il y a des distances, c’est très déstabilisant, très frustrant. J’ai hâte et j’espère que nous pourrons retrouver des conditions normales, que les salles pourront à nouveau être remplies. Sur scène, on ressent tout ce qui se passe dans le public et la distance crée une froideur. Une salle de 700 personnes, si elle n’en accueille que 300, il y a de l’écho. Cela arrive de jouer dans des salles où seul l'orchestre est rempli, mais les spectateurs sont proches les uns des autres. Le principe même de l’art vivant est d’être en communion, d’avoir un échange entre le public et les comédiens, d’être rassemblés.
Pour éviter la catastrophe économique, les théâtres vont reprendre les spectacles qui ont déjà marché.
Tout comme pour les avions et les trains qui accueillent à nouveau le public pour des raisons économiques, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour le spectacle vivant. Parfois, j’ai l’impression que nous sommes des amuseurs publics, sans que l'on considère la notion de travail derrière. Même s’il y a des précautions à prendre, à être dans la peur, on ne vit plus. Et puis les conséquences du confinement sont déjà palpables. Il va y avoir des embouteillages de projets. Pour éviter la catastrophe économique, les théâtres vont reprendre les spectacles qui ont déjà marché lors de cette saison interrompue. Il y aura peu de créations.
Le spectacle est né à Avignon, où vous avez joué et présenté plusieurs pièces dont «La Peur» de Stefan Zweig, qui a lancé votre carrière. Quel regard portez-vous sur l’annulation du festival cet été ?
Avignon, c’est vraiment le lieu ouvert à toutes les compagnies, des plus petites aux plus professionnelles. C’est l’endroit où tout le monde à sa chance. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai débuté. A Paris, on ne m’ouvrait aucune porte. C’est le plus grand marché du théâtre en Europe et certaines compagnies vont se trouver en danger. Ceci dit, cette annulation peut aussi faire bouger les choses. Les organisateurs du Off commencent à réfléchir à l’organisation globale, à plus d’encadrement. Les prix des locations d’hébergement durant le festival par exemple sont faramineux.
A titre indicatif, pour un spectacle comme Arletty où nous sommes cinq comédiens, rien que le budget d'hébergement, de transport et de location de salle s'élevait à 34 000 euros, et ça, sans payer les salaires des comédiens. Cela détruit l’économie des compagnies, qui sont obligées de proposer des billets plus chers, et donc le public voit moins de spectacles. Au final, ce sont les compagnies qui en payent le prix. 90 % du temps, on perd de l’argent quand on fait Avignon.