A 87 ans, Michel Bouquet dans "Le Roi se meurt" et Robert Hirsch dans "Le Père" remplissent les salles à Paris en tutoyant sur les planches la vieillesse, la maladie et la mort.
Au Théâtre Hébertot, les plus âgés ne sont pas les derniers à applaudir Robert Hisch, troublant de vérité dans le rôle d'André, "Le Père", gagné par la maladie d'Alzheimer.
Exorcisme d'un mal qui guette beaucoup de personnes âgées ? Ou tout simplement hommage à un très grand acteur au sommet de son art, incroyable de drôlerie lorsqu'il secoue les mains en bloblotant pour imiter le vieillard qu'il nie absolument être, ou lorsqu'il suggère à sa fille pleine de sollicitude (Isabelle Gélinas) qu'elle a vraiment "des problèmes de mémoire".
Bien sûr, c'est lui, vieux chêne qui "perd ses feuilles" qui a des trous de mémoire. Des pans entiers disparaissent, d'autres font irruption, sans qu'on sache vraiment ce qui relève du vrai ou du faux, dans un puzzle ou André perd pied, pathétique. La salle, saisie, partage le trouble d'André, qui ne sait plus très bien s'il est dans son appartement ou celui de sa fille, si celle-ci part à Londres, ou s'il a tout inventé.
En 25 ans à la Comédie-Française et 65 ans de carrière, Robert Hirsch n'a pas épuisé le bonheur de jouer: c'est lui qui a demandé à Florian Zeller (auteur il y a deux ans de "La Mère") de lui écrire ce rôle sur mesure.
Tour à tour rebelle, effrayé, et finalement infiniment triste et démuni dans une froide chambre d'hôpital, Robert Hirsch est de bout en bout confondant de naturel.
Florian Zeller dit avoir travaillé pour que le spectateur soit amené à "ressentir l'égarement qui est le sien", dans l'entretien qui accompagne le texte de la pièce.
Son inspiration ? "Le Roi se meurt", justement, et cette phrase de la reine à son époux: "Lâche les plaines, les montagnes...".
"C'est cela que raconte +Le Père+: ce moment où il faut accepter de lâcher son royaume. Et contre quoi ? Contre rien", déclare-t-il.
Apprivoiser la mort
Ce roi contraint de lâcher un royaume qui n'est "plus que de la poussière", Michel Bouquet l'incarne depuis bientôt 20 ans, aiguisant sans cesse son jeu.
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Celui qui annonçait l'an dernier son retrait définitif de la scène fait salle comble au Théâtre des Nouveautés - 22.000 spectateurs en deux mois - et va remettre ça pour une tournée en 2013.
"Il a la pêche", confirme la directrice adjointe du théâtre Maria Pipaud. "On craignait la fatigue au début, d'ailleurs le public ne s'est pas tout de suite manifesté, il a attendu qu'il monte sur scène".
L'oeil vif, le sourire bonhomme ou grimaçant, Michel Bouquet réinvente tous les soirs ce roi déchu qui doit apprendre à mourir, alors qu'il a passé sa vie "à faire l'école buissonnière", à courir de fêtes en guerres pour oublier la mort.
Ionesco disait de sa pièce qu'elle était "un essai d'apprentissage de la mort". "Tu vas mourir dans une heure et demie, tu vas mourir à la fin du spectacle", lance d'emblée à son époux la Reine Marguerite, alias Juliette Carré, la femme de Michel Bouquet dans la "vraie vie".
Le Roi doit rattraper des "centaines d'années" d'inconscience en une petite heure et demie. Michel Bouquet déploie ici tout son art. Le vieil homme indigne qui sautille en traversant la scène au début se mue en vieillard titubant, en enfant ému de la beauté du monde - les couleurs, la saveur d'un pot au feu - pour finalement se détacher de tout, flottant entre deux eaux avant que la mort l'engloutisse.
Le public répond présent, saisi par l'intelligence du jeu et la magie du texte magistral de Ionesco, conscient qu'il s'agit tout simplement d'apprivoiser la mort.