Lutte contre la corruption et le communisme d’un côté, combat contre le fascisme et les inégalités sociales de l’autre : les électeurs de Bolsonaro et de Lula semblent irréconciliables. A la veille du second tour de l’élection présidentielle au Brésil, CNEWS leur a demandé pourquoi ils soutenaient leur candidat.
Les uns arborent des t-shirts et casquettes rouges et les autres s’habillent en jaune et vert et portent des drapeaux du Brésil. Des tenues devenues très politiques, qui sont bien plus qu’une simple manière de montrer à quel camp les Brésiliens appartiennent. L’élection présidentielle, dont le second tour aura lieu ce dimanche 30 octobre, a scindé la population brésilienne en deux camps.
Après une courte victoire du candidat de gauche Lula au premier tour, le 2 octobre dernier, lors duquel il a récolté 48% des voix, contre 43% pour Jair Bolsonaro, président d'extrême droite sortant, les électeurs attendent avec impatience de savoir qui reprendra la présidence et le second tour s’annonce d’ores et déjà très serré.
Quand les uns veulent plus de justice sociale et lutter contre la faim dans le pays, les autres plaident pour davantage de libertés, notamment économique, et pour la lutte contre le communisme. Deux visions très différentes de ce que devrait être le Brésil, tant et si bien qu’il semble difficile de trouver ne serait-ce qu'un point commun entre les deux mouvements, si ce n'est que le Brésil mérite d'être «sauvé». Mais de qui et de quoi ? CNEWS a posé la question à des électeurs de Lula et de Jair Bolsonaro.
«Bolsonaro ne me représente pas ! Et je peux citer ici plusieurs raisons de ne pas le soutenir. Plein de préjugés, menteur, misogyne, raciste, homophobe, arriéré, malhonnête... la liste est vaste», énumère Eugênia, 42 ans, fervente partisane du Parti des Travailleurs et de Lula. Pour cette nordestina sans emploi, le candidat de gauche Luiz Inácio Lula da Silva représente tout ce qu’elle attendait pour son pays : «mon soutien pour Lula est pour un Brésil dont je rêve. Un Brésil plus inclusif, sans faim, avec plus de respect, sans misère. Un Brésil avec des réformes qui ne donnent pas seulement la priorité aux grands hommes d'affaires mais aussi aux plus démunis et aux plus exploités. Je vois en Lula de l'empathie avec les autres, du respect et un homme qui vise vraiment la démocratie... ce que je ne vois pas dans le gouvernement en place», affirme-t-elle.
Scandales de corruption mis de côté par les pétistes
Originaire de l'une des régions les plus pauvres du Brésil, Eugênia fait passer la lutte contre la faim et la pauvreté, qui avaient considérablement diminué à l'issue des deux mandats de Lula (2003-2010), avant tout le reste, comme de nombreux autres habitants du Nordeste. Lors du premier tour, l'ancien leader du syndicat de la métallurgie avait récolté 65,27% des voix dans l'Etat du Pernambouc, 68,84% dans celui du Maranhão, et même 74,25% dans l'Etat du Piauí.
La lutte contre la pauvreté passe bien avant les préoccupations de corruption, le Parti des Travailleurs (PT) fondé par Lula étant pourtant pointé du doigt par de nombreux Brésiliens pour les scandales dont il a fait l'objet. Même si Lula a été incarcéré pour corruption et condamné à plus de 12 ans de prison (bien que libéré depuis par la Cour suprême, qui a annulé toutes ses condamnations), et a passé un an et demi derrière les barreaux, ces scandales sont souvent mis de côté par ses électeurs.
«Je pense qu'il a payé ce qui devait être payé pendant la période où il était emprisonné. Le peuple ne voulait-il pas la justice ? Je crois que justice a été rendue», a répondu Eugênia. De son côté, Luzia, 54 ans, nutritionniste va encore plus loin quand il s’agit des accusations envers Lula : «Les scandales de corruption ne sont pas importants pour moi car ils ont tous fait l'objet d'une enquête et ont été punis conformément à la loi du pays. Ces scandales n'effacent pas ce que Lula était pour le Brésil, le meilleur président qui soit ! Avec Lula, il y a eu une réduction des inégalités sociales, sous son gouvernement, le Brésil était respecté par le monde, il était considéré comme une grande nation. De mon point de vue, il a été victime de l'élite qui ne se satisfaisait pas de voir un Nordiste au pouvoir, améliorant la vie des plus humbles.»
Lutte contre la corruption et le communisme
Les accusations de corruption, les pro-Bolsonaro, eux, ne les ont ni oubliées ni digérées. Elles sont même à la racine de leur engagement pour le président d’extrême droite, qui se revendique comme un candidat «antisystème» et le meilleur pour mettre fin à la corruption qui gangrène le pays. «Je ne voterai jamais pour Lula à cause des différents scandales de corruption, comme celui de Petrolão, Mensalão ou du triplex de Guaruja. (...) Outre la corruption, le PT a été le protagoniste et le créateur du Forum de São Paulo avec Fidel Castro, dont les participants sont notamment Nicolás Maduro du Venezuela, Daniel Ortega du Nicaragua, tous des dictateurs sanguinaires qui cherchent, selon moi, à transformer l'Amérique latine et les Caraïbes en pays communistes», dénonce Almir, retraité de 64 ans et ancien directeur de banque habitant à Recife, dans le nord-est du pays.
Deux arguments qui sont les leitmotivs des électeurs de Jair Bolsonaro : la lutte contre la corruption et contre le «communisme». Ils passent même bien avant la gestion catastrophique de la crise sanitaire. Les électeurs font même souvent fi des fausses informations diffusées par Jair Bolsonaro sur le coronavirus, qu’il a souvent qualifié de «petite grippe», malgré les 680.000 morts de la pandémie au Brésil. «Bolsonaro a eu des attitudes répréhensibles, mené de mauvaises actions et diffusé des informations erronées sur la pandémie. Pour autant, lui attribuer, à lui seul et à son gouvernement, tous les obstacles à la vaccination au Brésil, c'est sous-estimer les défis imposés par le Covid-19 et ses problèmes structurels du pays», estime Almir.
Libéralisme économique
Car selon les bolsonaristes, si le Brésil est confronté à tant de difficultés sanitaires, sociales et économiques, c’est uniquement à cause des politiques menées par la gauche lors de ses quatorze années au pouvoir. «Lula est le leader d'un parti politique qui a été au pouvoir pendant 14 ans et à la fin, le gouvernement de Dilma Rousseff a été responsable d'une crise économique qui a créé des millions de chômeurs (…) La corruption était une pratique courante au sein du gouvernement du PT. En bref, il y a eu d'innombrables pratiques criminelles, en plus d'une mauvaise gestion des ressources publiques et je ne vois pas d'un bon œil le retour de Lula et des membres du PT au pouvoir», explique de son côté Caio, 34 ans, employé de banque dans l’Etat de Rondônia, au sud de l’Amazonie, qui a voté en majorité pour Jair Bolsonaro au premier tour.
L’économie, et plus précisément le libéralisme économique, est l’un des principaux arguments des électeurs de Jair Bolsonaro. «J'aime sa politique économique. Le gouvernement a réussi à réduire le taux de chômage, à créer des emplois formels, à approuver des projets importants pour l'avenir du pays, tels que l'autonomie de la banque centrale, la réforme des retraites…», énumère Caio. En juin dernier, le taux de chômage au Brésil est effectivement passé sous la barre des 10% sur la période de mars à mai, une première depuis janvier 2016. L'indice des prix à la consommation a également baissé en septembre pour la troisième fois consécutive. Si de nombreux électeurs de Jair Bolsonaro et partisans de droite et d’extrême droite désignent une «menace communiste» en parlant de Lula, ce dernier a eu, sous ses mandats, une politique économique plutôt modérée, liant des alliances avec le centre droit pour rassurer les marchés financiers.
De leur côté, les pétistes critiquent durement le bilan de Jair Bolsonaro, l’accusant d’avoir creusé les inégalités sociales dans le pays. «Bolsonaro a montré au cours des quatre dernières années que la façon dont il a essayé de gérer le Brésil n'a fait qu'accroître la pauvreté et la faim, l'effondrement de la santé publique, qui s'est aggravé avec la mauvaise gestion de la pandémie, la négligence de l'éducation, l'incapacité à établir des partenariats avec d'autres pays», s’insurge Regina 56 ans, kinésithérapeute brésilienne installée en France depuis 25 ans. En effet, aujourd’hui, 33 millions de Brésiliens, soit 15% de la population, sont victimes d’insécurité alimentaire «grave», selon une étude du Réseau brésilien de recherche en souveraineté alimentaire. Le Brésil avait pourtant fortement réduit l’extrême pauvreté, et avait été retiré de la «carte de la faim» de l’ONU en 2014, après un boom économique et des investissements massifs des gouvernements de Lula dans les programmes sociaux, qui avaient permis à 30 millions de Brésiliens de sortir de la pauvreté.
dérive autoritaire
Le risque de dérive autoritaire et de déni de démocratie est également l’une des craintes majeures des opposants du président sortant. Jair Bolsonaro a plusieurs fois sous-entendu qu’il ne quitterait pas le pouvoir, et qu’il pourrait nier les résultats des urnes s’ils ne lui étaient pas favorables. Un risque qui ne semble pas inquiéter ses partisans. «Je n'ai absolument aucune crainte d’une dictature militaire, par contre, du communisme j'en ai beaucoup, car il défend l'avortement, l'idéologie du genre, la désintégration de la famille, et l'interdiction de pouvoir exercer une religion», répond Almir.
Caio, lui, «ne [voit] pas de dérive autoritaire de la part de Bolsonaro. Il n'a jamais censuré la presse, il n'a jamais censuré les opposants, il est favorable à l'armement de la population, une mesure qui en soi indique déjà qu'il est favorable à ce que la population ait la liberté de se défendre, même contre l'Etat, si nécessaire.» Reporters Sans Frontières avait pourtant dénoncé, en 2020, la mise en place d’une «série de mécanismes de censure indirecte» menaçant la liberté de la presse, par le gouvernement d’extrême droite. Jair Bolsonaro n’a par ailleurs jamais caché son admiration pour la dictature militaire brésilienne (1964-1985), allant même jusqu’à dire que l’erreur des dirigeants de l’époque avait été «de torturer plutôt que de tuer».
Chacun des deux camps espère voir son candidat gagner, parfois plus par aversion du candidat adverse. «Si Lula est élu, Nous vivrions une grande régression politique, économique et morale. (…) Que Dieu bénisse le Brésil, nous protège et nous libère de ce mal», abonde Almir. «Je serais triste, car je crois que ce sera un pas en arrière pour le pays. Mais nous vivons dans une démocratie et les souhaits de la majorité doivent être respectés. Si Lula gagne, j'espère que le gouvernement sera bon», tempère de son côté Caio. «Si Bolsonaro est réélu, je serai très triste, je pense même que j'arrêterai de regarder les journaux, les informations en général, je ferai une pause dans les réseaux sociaux !», déclare Luzia. Régina, elle, assure qu'elle seraits «encore plus déçue par le peuple brésilien !»