Assise sur un banc au côté de sa fille, Nadia, 44 ans, a fait bonne figure. Elle a souri, discuté, profité du soleil... mais le coeur n'y était pas vraiment. Comme tous les Ukrainiens venus ce dimanche 24 avril en la cathédrale Saint-Volodymyr le Grand, à Paris, la quadragénaire célébrait Pâques. Mais cette année la fête avait un goût amer. Celui de la guerre.
Les chrétiens orientaux qui suivent le calendrier julien plutôt que le calendrier grégorien célèbrent Pâques après les catholiques. C'est le cas des chrétiens orthodoxes mais aussi de ceux qui se réclament du culte gréco-catholique, comme les Ukrainiens de la paroisse de Saint-Volodymyr le Grand. Cette année, leur célébration de Pâques a eu lieu deux mois jour pour jour après le début de l'invasion russe en Ukraine.
Cela n'a pas empêché cette cathédrale du 6e arrondissement de se changer en enclave ukrainienne au coeur de Paris, le temps d'une matinée. Les bras chargés de paniers remplis de chocolats, fruits et gâteaux traditionnels, les fidèles sont venus chanter, prier et faire bénir leurs victuailles, comme le veut la tradition.
Mais il ne suffisait pas que sa langue retentisse tout autour d'elle pour que Nadia se sente chez elle. Arrivée en France il y a trois semaines, après un passage par la Pologne, cette habitante de Kiev a fui son pays avec son fils et sa fille, âgés de 14 et 12 ans. Le reste de la famille n'a pas fait le voyage.
«Ma mère a décidé de rester. Vous comprenez, elle a vécu toute sa vie là-bas. C'est la première fois que je suis séparée d'elle et de mon mari pour Pâques. Je ne peux pas appeler ça une fête. Ici, ce n'est pas notre maison.»
Nadia est venue en France car elle pouvait y rejoindre des amis. Et si elle se dit soulagée de savoir ses enfants en sécurité, elle reste toute entière tournée vers l'Ukraine. Evoquant avec admiration les Ukrainiennes restées au pays, elle les a comparés à des «soleils» avant de lâcher : «moi j'ai honte d'être partie».
Avec pudeur, Nadia a décrit le chagrin qui ne la quitte pas, les difficultés administratives qui lui mènent la vie dure en France, et la crainte de ne pas revoir son pays avant longtemps. «J'ai songé à laisser mes enfants ici, en sécurité, pour retourner seule en Ukraine. C'est mon rôle d'être là-bas, je sais que je pourrais me rendre utile. Mais je dois penser à mon fils et à ma fille, à leur éducation. Nous avons besoin que la génération suivante soit forte, parce qu'il faudra tout reconstruire».
Une «guerre stupide»
Du haut de ses 81 ans, Tetiana fonde elle aussi tous ses espoirs sur la jeunesse. «C'est notre futur, ils vont propager la culture ukrainienne», a-t-elle assuré, en désignant les enfants qui couraient dans le jardin de la cathédrale. Née à Kiev, cette violoniste ukrainienne a enseigné au Conservatoire nationale supérieur de Kiev mais aussi à la Sorbonne. Elle vit en France depuis 1989 et, quand elle parle de l'Ukraine, sa voix est vibrante de fierté.
«Notre civilisation est plus ancienne que celle de la Russie», souligne-t-elle dans la quatrième de couverture de son livre, le «Dictionnaire amoureux de l'Ukraine», à paraître aux éditions Plon, le 12 mai prochain. «Pendant plus de trois siècles, nous sommes passés pour la province d'un empire [l'Union soviétique, ndlr] qui nous avait pris jusqu'à notre nom».
«La nation ukrainienne a toujours continué d'exister au travers du folklore, des traditions», a expliqué Tetiana. Voilà pourquoi il était important de célébrer Pâques, ce dimanche. Pour «manifester son soutien aux frères et soeurs "là-bas". Montrer que nous sommes là. Nous résistons.» Cette «guerre stupide» sonnera «la fin de la Russie», la vieille dame en est convaincue. «Vous aller voir, a-t-elle prédit. Ce ne sera peut-être pas demain, mais ça arrivera».
Cette défaite de l'envahisseur russe passera sans doute par la solidarité européenne envers l'Ukraine. «La France ne m'a pas déçue», a affirmé Tetiana. Mais l'aide apportée, bien que précieuse, est peut être «un peu tardive». «L'Occident aurait pu se réveiller plus tôt, avec ce qu'il s'est passé en Crimée et en Géorgie», a lancé l'ancienne professeure.
Un avis partagé par Dima. Venu en France il y a 6 ans, dans le cadre de ses études en droit international, ce jeune homme de 28 ans a notamment souligné la «faute stratégique» commise en 2008. Lors du sommet de l'Otan à Bucarest (Roumanie) cette année-là, l'Allemagne et la France, respectivement dirigées par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy à l'époque, s'étaient prononcées contre le lancement du processus d'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie.
Mais, «la position française évolue aujourd'hui dans un sens positif», d'après Dima. Il fait référence à l'aide militaire apportée à l'Ukraine, ainsi qu'aux sanctions économiques infligées à la Russie. Le jeune homme fonde notamment beaucoup d'espoirs sur l'embargo sur le pétrole russe, évoqué par le ministre français de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire.
L'enjeu de la présidentielle française
Une étape cruciale, mais qui n'aurait pu voir le jour sans la victoire d'Emmanuel Macron à l'élection présidentielle, selon Dima. Car cet autre enjeu de la journée du 24 avril n'a pas échappé aux Ukrainiens de France. Même s'il y aurait «beaucoup de choses à reprocher» au président candidat, le jeune ukrainien s'est montré convaincu : la victoire d'Emmanuel Macron face à Marine Le Pen était importante pour l'Ukraine, mais aussi «pour l'Europe et pour le monde».
Ce discours résonnait à nouveau avec celui de Tetiana. Soulignant la «vision européenne» du candidat LREM, cette dernière a elle aussi exprimé ses doutes quant à son adversaire. «Madame Le Pen dit qu'elle soutient l'Ukraine et qu'elle n'est pas tout à fait d'accord avec notre voisin (Vladimir Poutine, ndlr). Mais peut-on la croire ?»
A cette question, Nadia a clairement répondu «Non». Evoquant un «contact très proche» entre Marine Le Pen et le président russe, elle a égratigné la candidate du Rassemblement national : «Elle ne peut pas dire qu'elle veut aider l'Ukraine tout en souhaitant conserver des échanges économiques avec la Russie. C'est comme si elle avait deux visages».
La gorge serrée, cette réfugiée ukrainienne de 44 ans a tenté d'exprimer le sentiment d'urgence qui l'écrase. «Il faut que les gens comprennent que l'Ukraine n'est qu'un pont vers l'Europe. Poutine est un deuxième Hitler, il veut montrer son pouvoir au monde entier. L'Ukraine a juste la malchance d'être voisine de la Russie. Il faut stopper tout contact avec Poutine, c'est un terroriste».
Assise sur son banc, dans le jardin de la cathédrale Saint-Volodymyr le Grand, Nadia s'est désolée : «il n'y a plus de sécurité nulle part en Ukraine». Tandis que les fidèles quittaient progressivement les lieux, elle s'est risquée à formuler un souhait : celui de pouvoir rentrer chez elle «dans un an». D'ici là, il faudra attendre. Attendre et se montrer «très forte», comme savent le faire «les femmes ukrainiennes».