Il y a dix ans jour pour jour, le 17 décembre 2010, un jeune vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, en s'immolant par le feu en Tunisie pour protester contre le harcèlement policier, allait déclencher sans le savoir un vaste mouvement de révolte dans les pays arabes pour réclamer la fin des dictatures et plus de démocratie. Une décennie plus tard, que reste-t-il du Printemps arabe ? Réponse avec Pierre Vermeren, professeur d'histoire à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste du monde arabe.
Lorsqu’on évoque le Printemps arabe, on parle souvent d’espoirs déçus. Etes-vous d’accord avec cela ?
On a voulu voir les choses à court terme. Aucun pays arabe n’avait connu d’expérience démocratique avant le Printemps arabe. La démocratie n’est pas quelque chose que l’on peut décréter, ça se construit, il faut l’adhésion du peuple. En Europe, il a fallu tout le 19e siècle pour arriver à ce que des démocraties s’installent. Après le Printemps arabe, les sociétés civiles n’étaient pas prêtes. D’un autre côté, il y a des forces hostiles, qui luttent contre l’émergence de démocraties. On pense aux islamistes et aux régimes autoritaires, comme en Syrie ou dans le Golfe.
Que retenir de positif alors du Printemps arabe ?
Il y a plusieurs points positifs. D’abord, on a vu qu’une partie du peuple, et notamment les élites, la jeunesse, les femmes aussi, aspiraient à beaucoup plus de liberté. Deuxième acquis, le fait que les islamistes, les Frères musulmans, quand ils sont arrivés au pouvoir, comme en Egypte, ont démontré qu’ils étaient incapables de gouverner, voire qu’ils étaient susceptibles d’entraîner leur pays dans l’abîme. Ils ont été discrédités et sont désormais des groupes politiques minoritaires. Troisième acquis, le fait qu’une démocratie, même imparfaite, est possible. C’est ce que démontre la Tunisie.
La Tunisie est-elle le seul pays arabe à avoir réussi sa démocratisation ?
Oui, car la Tunisie a réussi à échapper aux deux maux de la région : d'une part la dictature et d'autre part le régime théocratique. Bien que le parti Ennahda, issu des Frères musulmans, ait remporté les élections en 2011, il a depuis perdu son leadership politique et moral, en voyant son électorat divisé par trois.
Les aspirations démocratiques vont subsister
La Tunisie a donc réussi son passage à la démocratie. C’est la première fois dans le monde arabe qu’un peuple choisit de manière continue pendant dix ans ses dirigeants. Mais malheureusement pour elle, elle subit comme les autres pays du Maghreb le contrecoup économique très grave du Covid. L’autre problème, tout aussi important, c’est la fragilité de la classe politique tunisienne, marquée par une fragmentation et un manque de leadership. C’est un régime politique qui reste fragile, mais qui a réussi pour l’instant à éviter les pires périls.
Les soulèvements de ces deux dernières années en Algérie, au Liban, au Soudan, en Irak, peuvent-ils être considérés comme la «deuxième vague» du Printemps arabe ?
Parler de «deuxième vague» me paraît excessif, mais c’est la continuité de ce qui s’est passé lors du Printemps arabe, et qui va se poursuivre à l’avenir. Les aspirations démocratiques, même si elles sont minoritaires à certains endroits, vont subsister, car les pays arabes ne vivent plus comme dans les années 1970. Les habitants savent ce qu’il se passe dans le reste du monde, grâce notamment à la généralisation des réseaux sociaux depuis dix ans.
La crise économique due au coronavirus recèle des potentialité explosives
Le contrôle de l’information n’existe plus, ce n’est plus possible de censurer, alors il y a partout un débat. Même dans les régimes dictatoriaux. En Arabie saoudite, en Iran, si le régime tient par la force et son idéologie, des aspirations nouvelles se font jour et s’expriment au quotidien.
Peut-on s’attendre dans les années à venir à une explosion simultanée dans le monde arabe, comme en 2011 ?
La crise économique actuelle due au coronavirus recèle forcément des potentialités explosives. Si l’économie ne redémarre pas normalement dans l’année qui vient, il y aura forcément de graves tensions qui se feront jour. Elles commencent déjà dans un certain nombre de pays, même en Tunisie. Les tensions économiques et sociales, la pauvreté de masse, vont finir par créer de gros problèmes. Même les pays très riches, assis sur une rente pétrolière, qui avaient pour habitude de distribuer de l’argent à leur population pour éteindre toute contestation, notamment l’Arabie saoudite, commencent eux-mêmes à avoir des problèmes, à cause du coronavirus et de la baisse du prix du pétrole. Il faut se préparer à la crise qui se prépare, sinon on va se retrouver comme en 2011, quand personne n’avait anticipé ces révolutions arabes.