Le monde arabe : une source de sujets potentiellement polémiques. De cette affirmation résulte une conséquence importante, à savoir un certain retrait de la France lorsqu'il s'agit de traiter de et avec l'Afrique du Nord ou le Moyen-Orient. C'est ce que dénonce Pierre Vermeren, historien et spécialiste du monde arabe, dans son nouvel ouvrage, «Déni français».
Quand vous parlez de «déni français» dans les relations franco-arabes, de quoi parlez-vous exactement ?
Je ne parle pas du seul déni que l’on déplore dans les récents débats sur l’islam politique et ses dérives en France. Je m’intéresse avant tout à la question internationale de l’islam et à ses enjeux, quand les observateurs français ne traitent ces questions que sous l'angle national, que ce soit sur le plan social, la question des banlieues, ou de l’économie. Mais la problématique est avant tout dans les relations internationales. Les musulmans de France sont soutenus, encadrés et instrumentalisés par des Etats.
Est-ce qu’aujourd’hui on est toujours dans un déni ?
Oui. Il n’y a pas de prise de conscience car, après la guerre d’Algérie, on a voulu repartir à zéro. La France a laissé les pays arabes gérer leurs affaires intérieures sans s'en mêler. Aujourd'hui, nos élites ont trois problèmes majeurs. Le premier est un manque de connaissances des enjeux et des sociétés arabes. Le deuxième est le lien qu’elles ont avec les élites dirigeantes de la région, qui leur livrent un prêt à penser sur l’islam ou sur l'immigration. On est dans un mélange d’ignorance, de naïvetés et de condescendance.
Dans ce contexte, la France aura-t-elle un rôle dans l’élection présidentielle de décembre en Algérie ?
Depuis 2011, et l'installation de la démocratie en Tunisie, on rentre dans une phase inédite avec un pays qui choisit ses dirigeants. En Algérie, c’est un processus en cours. Or, la France n’avait même pas envisagé cette possibilité. Les élites nous ont expliqué depuis des années que ces peuples n’avaient pas de goût pour la démocratie. Résultat, mis à part quelques soutiens de rigueur pour les manifestants ou le pouvoir, il y a une grande discrétion sur ce dossier.
Qu’est-ce que ces élections peuvent changer, tant pour le peuple algérien que pour les relations extérieures du pays ?
Ces élections sont encore au stade de l'hypothèse, car elles ne sont pas désirées par le mouvement démocratique tant que la vieille garde pilote le processus. Si elles se déroulent, il est encore trop tôt pour réaliser des analyses, car il pourrait y avoir un boycott massif, des manifestations… C’est trop prématuré pour en parler.
Vous dites dans votre ouvrage que l’on doit aider l’Afrique du nord à se désenclaver. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Une région très pauvre vit aux portes de l’Europe. Elle est cloisonnée avec des frontières presque toutes fermées. Les différents accords de libre-échange signés entre chaque état du Maghreb avec l’Union européenne bloquent le développement industriel. Par exemple, le textile était un très gros point fort de l’Afrique du Nord, mais il a été ravagé par la concurrence asiatique. Beaucoup de pans de l’économie sont dans le même état. Cela crée des déséquilibres et des insatisfactions. À tel point que les étudiants ou les enfants d'immigrés qui vivent en France et qui voudraient investir dans leur pays d’origine renoncent très souvent.
Vous semblez très pessimistes sur la politique arabe de la France.
Je sépare malgré tout l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Notre politique et notre crédibilité dans cette dernière région sont particulièrement fragilisées. Nous sommes complètement passés à côté de la guerre en Syrie, et tous les acteurs se méfient maintenant de nous. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de nous brouiller avec le Maghreb. L’essentiel de nos «intérêts arabes», hors pétrole, y sont concentrés. Pour l’instant, il est cependant compliqué de gérer cela en raison du passé colonial. La moindre déclaration de la France renvoie à ce passé. L’Europe doit donc servir de médiateur naturel, mais elle s’y intéresse peu. Il y a cette difficulté manifeste pour l’Union européenne à construire une politique extérieure efficace, et cela se voit en Afrique du Nord.
Quels sont les principaux enjeux des années à venir concernant les relations entre la France et ses voisins arabo-berbères ?
Il y a une première question liée à l’islam politique. Si l’on voit un certain consensus chez les élites, il y a toujours une grande incompréhension du sujet. Les Français pensent qu’ils vont réformer l’islam, ce qui est une utopie. La démocratisation des pays du Maghreb est importante. Ainsi, les relations entre nos pays ne seraient plus d’une démocratie à un autoritarisme et les choses se normaliseraient avec l’Europe. L'actualité en Algérie ou en Tunisie est donc prometteuse, et les Marocains changent beaucoup en ce moment. Un autre enjeu est celui de la citoyenneté. Si les populations d’Afrique du Nord sont vouées à s'installer en France, ce qui semble être le cas, il faudrait que les Etats arabes ne les utilisent plus comme une clientèle que l’on peut instrumentaliser. Les ingérences sont à proscrire chez les uns et chez les autres.