Chaque semaine, Jean-Marie-Colombani, cofondateur et directeur de Slate.fr, exprime de manière libre et subjective son point de vue sur les temps forts de l’actualité.
La maîtrise du flux des «migrants», dont l’exode est essentiellement provoqué par le chaos syrien, reste inscrite au premier rang des préoccupations des dirigeants européens. Le sommet du 15 octobre à Bruxelles, suivi hier par la visite d’Angela Merkel en Turquie, a permis d’avancer sur la voie qui doit être explorée sans relâche : comment l’Union européenne peut-elle contrôler ses frontières ? Mais, comme toujours en Europe, la principale difficulté est la lenteur : tout est toujours trop lent, plus encore lorsqu’il faut se saisir d’une situation d’urgence. A cette difficulté habituelle s’ajoutent deux difficultés supplémentaires, qui ont pour nom Turquie et Russie, plus précisément Recep Erdogan et Vladimir Poutine.
La Turquie accueille, dans des camps de réfugiés, quelque 2,5 millions d’exilés syriens. De sa plus ou moins bonne volonté dépend un possible contrôle du passage des réfugiés syriens d’abord vers les îles grecques, puis vers le continent (à ce jour, quelque 700 000 personnes sont entrées sur le territoire de l’UE). Les Européens (Commission et Etats membres) ont proposé à la Turquie «un plan d’action» : ils lui consentent un effort financier (la somme de 3 milliards d’euros est évoquée), affecté aux camps de réfugiés, et lui demandent de reprendre les personnes refoulées de Grèce car non éligibles au droit d’asile. En échange, la Turquie voudrait voir satisfaire deux demandes principales : les facilités dans l’obtention de visas et sa reconnaissance comme «pays sûr», c’est-à-dire comme un Etat de droit.
Cela pose un premier problème. Jusqu’alors, la Turquie, conduite par Erdogan, de plus en plus autoritaire et de plus en plus contestable dans ses choix extérieurs (notamment en raison de son attitude ambiguë vis-à-vis de Daesh), était de moins en moins considérée comme un partenaire. La situation créée par l’afflux de réfugiés a replacé Erdogan dans une position qui oblige les dirigeants européens à réviser leur attitude et à chercher à refaire de la Turquie un allié.
Erdogan exploite ce revirement dicté par les événements et fait monter les enchères. Le second problème tient à la situation politique du président Erdogan. Il est à la veille d’une consultation législative qu’il a lui-même provoquée pour tenter de corriger une représentation nationale qui ne lui donnait plus de majorité absolue. Il est entré en outre dans une guerre sans merci contre les Kurdes du PKK alors même que d’autres Kurdes, en Irak et en Syrie, sont devenus le principal rempart contre Daesh. Rien ne dit qu’Erdogan pourra continuer de maîtriser une situation de plus en plus instable et dangereuse. Jusqu’à quel point les dirigeants européens peuvent-ils consentir à Erdogan des avantages qui ne peuvent que mécontenter de larges fractions de l’opinion turque ?
L’autre grande difficulté pour les Européens se nomme Poutine, qui a mis tout le monde devant le fait accompli en entrant dans le conflit en Syrie pour voler au secours de Bachar al-Assad. Cela a deux conséquences immédiates. En premier lieu, il bombarde des zones contrôlées par des opposants à Assad qui ne sont pas Daesh, et provoque un nouvel exode des populations, qui fuient les bombardements.
En second lieu, il rend impossible le projet européen de création d’une zone tampon sécurisée à la frontière nord de la Syrie pour accueillir un maximum de Syriens qui veulent fuir leur pays. Les experts militaires relèvent aussi que les opérations en Syrie, minutieusement préparées à l’avance, sont l’occasion pour Poutine d’expérimenter de nouvelles armes et de montrer aux Etats-Unis que la Russie est bien redevenue une puissance militaire qu’il faut craindre. Pour toutes ces raisons, les efforts des Européens dans un contexte si difficile méritent d’être soutenus.
Jean-Marie Colombani