L'ONG française Médecins sans frontières (MSF) célèbre ses 50 ans d'existence. Cinquante années consacrées à l'aide médicale aux plus démunis, dans un monde en perpétuelle évolution. Jean-Guy Vataux, directeur général adjoint de MSF France, revient pour CNEWS.fr sur les moments forts de l'histoire de l'association et évoque les nouveaux défis auxquels elle est confrontée.
Le 21 décembre 1971, un groupe de médecins et de journalistes marqués par leur expérience au Biafra et au Pakistan fondait Médecins sans frontières. En 50 ans, qu'est-ce qui a changé ?
Assez peu de choses, finalement. Le principal changement a eu lieu à la fin des années 70, quand deux visions de l'humanitaire se sont opposées au sein de MSF. Le premier camp, qui l'a emporté, voulait que l'organisation se professionnalise et développe des moyens médicaux lourds pour prendre en charge de larges populations. L'autre, qui deviendra Médecins du Monde (MDM), préférait que MSF reste une association de solidarité agile, qui se projette très rapidement sur le terrain pour alerter l’opinion.
Sur le fond, notre mission est toujours restée la même : venir en aide à des populations en situation de détresse, toujours avec des soins et parfois avec de l'aide alimentaire. Depuis 2003, nous avons aussi un volet recherche et développement pour trouver des traitements aux maladies affectant les pays pauvres, comme la maladie du sommeil contre laquelle il n'existait aucun traitement efficace.
Le monde actuel semble plus incertain que jamais. Quelles sont les difficultés que vous rencontrez aujourd'hui ?
Le monde a beaucoup changé en 50 ans. L'une des grandes difficultés de notre époque, ce sont les groupes jihadistes. On y est confronté depuis le début des années 2000. C'est compliqué de travailler dans les zones où ils sont présents car ils mènent des guerres contre-insurrectionnelles. On a beaucoup plus de facilité à obtenir l'accès auprès d'un pouvoir qui tient un territoire et est responsable d'une population.
Arrivez-vous toujours à accéder à la population ?
Quand on repère une population en grande difficulté, on tente toujours de négocier l'accès auprès de toutes les parties influentes sur le territoire en question, que ce soit un gouvernement ou des rebelles. Nous n'avons pas de liste noire. Malheureusement, beaucoup de groupes jihadistes comme Daesh ne tiennent pas leurs engagements. En Syrie, plusieurs membres de MSF ont été kidnappés.
MSF est régulièrement la cible d'attaques. L'an dernier, une maternité a été attaquée à Kaboul. En juin 2021, trois employés de MSF ont été tués dans la région séparatiste du Tigré, en Ethiopie. Vous arrive-t-il de ne plus pouvoir intervenir dans certains territoires ?
Nous n'intervenons pas à n'importe quel prix. Il nous arrive parfois de quitter certains territoires pour des raisons de sécurité comme en Syrie. Il y aussi des gouvernements qui nous rendent la tâche extrêmement compliquée. Actuellement, c'est le cas de l'Ethiopie, qui ne fait rien pour protéger nos équipes, et de la Corée du Nord, où l'on ne peut carrément plus se rendre. Heureusement, ce sont des exceptions.
MSF est déployé dans plus de 80 pays à travers le monde, dont certains très autoritaires. Ne craignez-vous pas une instrumentalisation de l'aide humanitaire ?
C'est notre hantise. Il vaut mieux s'abstenir que renforcer les souffrances des gens. L'exemple qui nous a le plus marqué est la famine en Ethiopie, en 1985. On s'est rendu compte que l'aide humanitaire était utilisée comme chantage par le dictateur pour déporter les populations vers le sud du pays. Nous avons dû interrompre nos activités de secours. C'était une décision courageuse alors que l'Ethiopie était la grande cause mondiale du moment. Aujourd'hui, c'est toujours une préoccupation. Les pouvoirs en place ont tendance à vouloir favoriser leur base politique. Notre rôle est de s'assurer que ce sont bien les plus vulnérables qui sont secourus.
Comment la pandémie a-t-elle affecté les activités de MSF ?
La crise du Covid-19 nous oblige à fournir des efforts supplémentaires pour poursuivre des activités qu'on avait déjà avant. A savoir renforcer la protection des patients et du personnel de MSF. On fait aussi des interventions spécifiquement consacrées au Covid comme de la vaccination en Iran, au Liban ou au Yémen et on intervient dans les hôpitaux pour prendre en charge les cas sévères. Globalement, on a dû augmenter nos efforts financiers de 10 à 20% à cause de la crise sanitaire.
MSF s'est souvent démarqué par sa liberté de parole, quitte à dévier de la neutralité traditionnellement de mise dans le paysage humanitaire. Allez-vous continuer à en faire votre marque ?
On a la chance d'être financé à 98% par des personnes privées et de ne pas dépendre de financements institutionnels, contrairement à d'autres ONG. Personne ne nous reprochera d'avoir critiqué tel gouvernement ou telle organisation. Cela facilite notre travail et contribue à nous donner cette liberté de parole que l'on revendique. Pour autant, on n'estime pas être les seuls à pouvoir le faire.
Cette volonté de débattre se retrouve-t-elle aussi en interne ?
Bien sûr, on n'arrête pas de s'engueuler (rires).
Qu'est-ce qui fait débat ?
Ces dernières années, tout ce qui touche aux discriminations et au racisme dans les institutions. Même si on n'est pas les plus en retard sur le sujet, on n'est jamais totalement exemplaires. Par exemple, si vous voulez devenir cadre opérationnel à Paris pour MSF France, c'est plus facile si vous êtes Français ou Italien que si vous êtes Ivoirien ou Birman. On essaye de compenser la différence en fournissant des aides particulières (procédure d'immigration, accueil de la famille) pour ceux qui ne sont pas issus de la communauté européenne. Ce n'est pas qu'un effort de principe, on a besoin de ces gens.
Les centres opérationnels de MSF (qui dirigent les opérations, récoltent des fonds, recrutent du personnel, etc.) sont presque tous basés en Europe. N'y a-t-il pas un enjeu de décentralisation ?
Il y a effectivement un déséquilibre des pouvoirs. C'est pourquoi nous venons d'ouvrir un sixième centre opérationnel en Afrique de l'ouest, partagé entre Abidjan et Dakar. Il est uniquement composé de personnel africain.
MSF est donc amenée à évoluer ?
Nous ne ressentons pas le besoin de nous réinventer. Cependant, MSF continue d'évoluer parce que la société évolue. On va par exemple prendre des mesures pour mieux détecter et prévenir les agressions sexuelles subies par notre personnel et nos patients. Nous sommes aussi sensibles à la question climatique et avons pris l'engagement de réduire de 50% notre empreinte carbone d'ici à 2030.
Comment voyez-vous les prochaines années ? Où pensez-vous devoir intervenir ?
Notre principale zone d’intervention restera l’Afrique, avec la Centrafrique, la République démocratique du Congo et le sud Soudan. Vient ensuite le Moyen-Orient où nos interventions se multiplient depuis les années 2000 (Irak, Syrie, Liban, Yémen...). On intervient aussi beaucoup en Amérique du Sud et en Asie du sud-est, du Bangladesh à la Papouasie en passant par le Birmanie.
D'une manière générale, on constate partout dans le monde une crise du pouvoir d'achat qui touche l'accès à la santé et à l'alimentation. On s'attend en 2022 et 2023 à de grosses interventions nutritionnelles.