Alors que toute la chaîne du livre s'est arrêtée avec le confinement, plusieurs éditeurs ont néanmoins réussi à publier leurs BD à la fin de ce mois de mai. Et certains albums méritent largement le déplacement en librairie, enfin réouvertes. Voici une petite sélection des titres qui sauront vous occuper au moins jusqu'à l'été.
«Le dernier Atlas», tome 2, de Vehlmann, De Bonneval, Tanquerelle et Blanchard
© Vehlmann, De Bonneval, Tanquerelle, Blanchard / Dupuis
L'histoire : Pas de répit pour la journaliste Françoise Alfort ou encore Ismaël Taïeb. L'une a accouché d'une petite fille portant sur le front les étranges signes de l'Umo - cette «machine» venue d'ailleurs pour peut-être pulvériser la vie sur Terre - quand l'autre a réussi son pari : réunir une fine équipe et subtiliser le dernier Atlas en état de marche - un robot nucléaire - pour tenter d'aller stopper l'Umo.
Pourquoi on a aimé : après avoir reçu le prestigieux Prix Goscinny durant le dernier Festival d'Angoulême pour le tome 1, les scénaristes Gwen De Bonneval et Fabien Vehlmann peuvent continuer à ravir leurs fans avec ce deuxième volume du Dernier Atlas (la série en comptera trois), d'autant plus attendu qu'il était initialement prévu début avril. Au programme : de l'action, et une galerie de personnages qui s'étoffe au fur et à mesure de cette uchronie vertigineuse qui donne à réfléchir sur notre monde bien réel.
«L'homme qui tua Chris Kyle», de Brüno et Nury
© Brüno et Nury / Dargaud
L'histoire : Le 2 février 2013, Chris Kyle, tireur d'élite de la marine américaine pendant la guerre en Irak, devenu un héros national, est assassiné par un ancien marine instable souffrant de stress post-traumatique. Dans «American sniper», Clint Eastwood s'était déjà penché sur la figure de ce héros porté par Bradley Cooper. Cette fois, c'est plutôt au «revers de la médaille» que s'intéresse le duo Fabien Nury et Brüno. On découvre cette Amérique patriote biberonnée aux armes mais aussi aux médias, à la terreur de l'après 11 septembre et le fameux syndrome post-traumatique d'anciens soldats livrés à eux-même.
Pourquoi on a aimé : vous avez apprecié ou détesté «American sniper» ? Dans les deux cas, cette BD est pour vous. Car si le film avait dressé le portrait du héros à l'oeil de lynx et aux gros biscottos, il fait l'impasse sur la figure terrifiante de son tueur. Sans jamais mettre à mal la vision de Clint Eastwood du héros américain, les deux auteurs parviennent à raconter à leur manière le destin de Chris Kyle et surtout la face B de l'Amérique avec son lot d'oubliés, la fascination pour les armes, le business gigantesque de la NRA et le pouvoir des médias et de la religion. En injectant un peu de de cette sombre réalité à la légende, les auteurs convoquent les vieux démons de cette terre mythique que sont les Etats-Unis, symbolisés ô combien aujourd'hui par un Donald Trump très soutenu.
L'homme qui tua Chris Kyle, de Brüno et Nury, Dargaud, 22,50€, en librairie le 29 mai.
«Pucelle», de Florence Dupré La Tour
© Florence Dupré La Tour / Dargaud
Tout commence par un éclat de rire familial. Florence Dupré La Tour, encore enfant, et les siens, sont hilares en écoutant l'histoire d'une grand-tante qui, ignorant tout de la sexualité, avait, durant sa nuit de noces, surgi de la chambre nuptiale en hurlant quand son mari lui avait enlevé sa culotte. Point de départ du tome 1 de «Pucelle», nouvelle pièce au puzzle autobiographique de Florence Dupré La Tour initié par «Cruelle» (Dargaud), cette anecdote lance le récit de l'enfance de l'auteure pétrie d'ignorance. Née dans une famille de riches expats, elle grandit dans une banlieue chic de Buenos Aires, avant d'être scolarisée en France dans un établissement privé catholique. Entre un père tyrannique face à une mère au foyer effacée, Florence Dupré La Tour ingurgite à l'école, comme à la maison, les préceptes d'une éducation stricte et catholique où les hommes sont rois en toutes choses. Pour l'enfant qu'elle est, devenir femme - avoir ses règles, des seins, des rapports sexuels, accoucher - n'était alors que pêchés et horreurs en tous genres. Et personne chez elle pour éclaircir tous ces mystères et la rassurer. Un cocktail détonant.
Pourquoi on a aimé :
Très loin de la comédie - et pourtant face au grotesque de certaines scènes, on ne peut que rire - , la dessinatrice raconte comment, dans son éducation, le tabou qui pesait autour de la sexualité et du corps de la femme, a pu transformer profondément sa vision de la vie, jusqu'à nier totalement son identité féminine. Face à ce premier tome de «Pucelle», la lecture se fait avide. Il ne faut pas s'y tromper ! Si le trait tout en rondeur et en simplicité apparente de Florence Dupré La Tour a quelque chose de rassurant, le propos, extrêmement fort, donne un véritable coup de pied dans la fourmilière de l'éducation des filles. Une lecture qui fera date.
«Petit traité de Vélosophie», de Didier Tronchet
© Didier Tronchet / Delcourt
L'histoire : le vélo, c'est trop bien.
Pourquoi on a aimé : Didier Tronchet nous avait ému avec son Chanteur perdu en février (Dupuis/coll.Aire Libre). L'auteur inclassable fait à nouveau vibrer sa fibre spirituelle dans cet éloge de la petite reine. S'il sait rester drôle dans son propos et doux dans son trait rassurant, il n'en est que plus sérieux et actuel, sans le savoir puisqu'il a été pensé avant les grèves à rallonge et la crise sanitaire. Alors que le papa de J.C. Tergal tend à prouver que la voiture est un mode de déplacement dépassé au vue de l'urgence écologique, il se livre ici à une apologie du vélo : plus qu'un moyen de locomotion, il apparait ici comme un véritable mode de vie déstressant, malgré son lot de désagréments climatiques et techniques. On suit son double de papier sur la chaussée, faisant rager les automobilistes coincés dans les bouchons, ou sur les chemins de campagne profitant des joies de la nature. On referme ce joli volume avec une seule envie : mettre à la casse son quatre roues pour rejoindre les rangs des adeptes de plus en plus nombreux de ce bon vieux bicloune.
Petit traité de Vélosophie de Didier Tronchet, Delcourt, 12,50€.
«Hors-saison», de James Sturm
© James Sturm / Delcourt
L'histoire : Mark est père de deux enfants. Alors que la présidentielle américaine se prépare et qu'il était auparavant très engagé politiquement avec sa femme, il vit desormais des moments difficiles entre son travail qui ne lui apporte que des ennuis, sa petite fille qui ne cesse de s'opposer à lui, un divorce difficile qui se profile et les problèmes de santé de sa mère.
Pourquoi on a aimé : on ne peut s'empêcher de penser aux jolis BD de Michel Rabagliati et son art - tout en noir et blanc, comme ici - à faire surgir l'émotion dans le quotidien de son héros, Paul (éd. La Pastèque). James Sturm («Black Star» chez Delcourt et «Unstable Molecules» chez Marvel), détenteur de deux Eisner Awards, se livre ici à l'exercice délicat de l'autobiographie et fait mouche. A travers son personnage anthropomorphe de Mark, il dresse l'état des lieux d'une famille finalement très banale, touchée par une séparation et un parent malade, pour au final montrer un visage très humain de ces «américains moyens» souvent oubliés, mais aussi le quotidien des pères célibataires, eux aussi souvent mis de côté. Un sujet universel donc.
Hors-saison, de James Sturm, Delcourt, 24,95€.
«Un travail comme un autre», d'Alex W.Inker
© Alex W. Inker /éd. Sarbacane
L'histoire : 1920, Alabama. Roscoe est passionné par l'électricité dont on se méfie encore. Obligé de reprendre la ferme familiale de son épouse, Marie, Roscoe ne met aucun entrain à son travail de fermier qu'il déteste. La ferme périclite et le jeune couple aussi... Un soir, Roscoe a une idée : détourner les lignes électriques passant non loin pour alimenter sa ferme et mécaniser ainsi les récoltes de maïs. Son stratagème fonctionne à merveille jusqu'à ce qu'un employé de la compagnie d'électricité meurt électrocuté à son branchement. Roscoe est condamné à 20 ans de prison.
Pourquoi on a aimé : avis aux amateurs de Steinbeck ! Cette adaptation du roman éponyme de Virginia Reeves saura captiver de bout en bout par la force de son propos où est décrit la misère rampante, le rude travail de la terre, le délitement d'un mariage face à la pauvreté, et la cruauté de quelques hommes dans un pénitencier qui ne pardonne rien. Une fable aux accents anticapitalistes mais passionnante aussi, car la grande dépression est vue ici du haut d'un homme plutôt individualiste, mais au final très humain. Le dessin du Français Alex W.Inker inspiré des comics de l'époque - ou même des vieux albums de Mickey dans la gestuelle des personnages et dans cet orange venu réhausser son noir et blanc - est bluffant de justesse et d'originalité. Un jeune talent à suivre avec grande attention.
Un travail comme un autre, d'Alex W.Inker, éd. Sarbacane, 28 €