La rentrée littéraire d'hiver rime aussi avec rentrée de la BD. De Joe Sacco à Manu Larcenet, les stars du neuvième art sortent le grand jeu avant de se rendre au Festival d'Angoulême.
«Donjon», L. Trondheim, J. Sfar, Boulet, G. Panaccione, éd. Delcourt
Donjon Zénith 7 – Hors des remparts © Éditions Delcourt, 2020 – Trondheim, Sfar, Boulet
Avis aux très nombreux fans du canard à l'épée. Après six ans passés loin de leur bien-aimé «Donjon», Lewis Trondheim et Joann Sfar retrouvent les aventures de Marvin et Herbert avec cinq albums prévus en 2020 dont deux sortis au mois de janvier. Avec «Hors des remparts», septième album de l'univers «Zénith» de la série Donjon, cette fois Herbert le canard et Marvin le lézard, accompagnés d'Isis, la fiancée enceinte d'Herbert, doivent déloger Guillaume de la Cour qui a mis la main sur le Donjon. De quoi provoquer quelques rencontres hilarantes dessinées par Boulet.
Comme toutes ces aventures seraient presque trop simples pour l'univers tentaculaire qu'est «Donjon», Lewis Trondheim et Joann Sfar ont eu l'idée de développer encore un peu plus leur série avec une aventure se déroulant en - 10 000 avant le premier «Donjon Zénith». Au programme : Orques, elfes, bouledogue vorace et petit chien coquet. Que les champs de batailles du Seigneur des anneaux se prosternent face à tant d'hémoglobine avec toujours ce même sens de l'humour propre au duo Trondheim/Sfar qui n'a rien perdu de sa superbe. Au crayon : Gregory Panaccione («Toby mon ami», «Un été sans maman», éd. Delcourt) qui s'adapte à merveille à l'univers créé par les deux auteurs.
«Donjon Zénith 7», «Hors des remparts», Lewis Trondheim, Joann Sfar, Boulet, éd. Delcourt, 11,95€.
Michel Rabagliati, «Paul à la maison», éd. La Pastèque
© Michel Rabagliati / La Pastèque
Autre retour appréciable en ce mois de janvier 2020 : celui de Paul, le double autobiographique de Michel Rabagliati, star du neuvième art au Québec, encore trop peu connu en France malgré un Prix du public Fauve au 37e festival international de la bande dessinée d'Angoulême pour «Paul à Québec». Dans «Paul à la maison», Paul est désormais séparé de sa femme Aline, sa fille Lucie, devenue adulte, a des envies d'ailleurs et lui, auteur de BD à temps plein, est attendu au Salon du livre de Montréal pour des dédicaces. Parallèlement, la mère du protagoniste, vieille dame attachante dans une résidence pour personnes âgées, ne va pas très bien. Et Paul déprime.
Avec toujours cette même justesse qu'on connaît à Michel Rabagliati, le Montrealais traite du deuil sous toutes ses formes. On suit le dessinateur dans ses tâches quotidiennes, ses souvenirs, ses coups de gueule cocasses sur nos sociétés modernes. Derrière cette apparente légèreté, on assiste impuissant au délitement de sa cellule familiale. Si ce «Paul à la maison» est certainement l'album le plus sombre de la série, il n'en resort pas moins une jolie lumière d'espoir tournée vers la faculté à renaître après des drames. On en redemande.
«Paul à la maison», Michel Rabagliati, éd. La Pastèque, 25 euros.
Manu Larcenet, «Thérapie de groupe», Dargaud
© Manu Larcenet / Dargaud
L'angoisse de la page blanche ? Manu Larcenet y fonce tête baissée avec cette désopilante et passionnante nouvelle série. Ce premier tome de «Thérapie de groupe» nous fait découvrir un double de l'auteur en pleine tourmente. Alors que sa femme le dorlote comme un nourrisson, que ses enfants semblent s'élever tous seuls, que son boucher lui dit lourdement qu'il a la belle vie, Manu, lui, ne vit pas vraiment comme un pacha. Seul face au vide de la création et face à l'immensité de l'histoire de l'art, il ne parvient pas à sortir de son cerveau déprimé une quelconque histoire valable. Il emmène alors le lecteur par la main à la rencontre de la création au temps des grottes de Lascaux, puis de la Renaissance avant de plonger dans son «chaos intérieur».
Si Manu Larcenet parvient à faire rire franchement, les situations cocasses s'enchaînant avec rythme, ce «Manu» atteint en plein coeur son lecteur en se mettant à nu, lui et sa bipolarité, lui et ses angoisses de créateur. Le tout au sein d'un jeu graphique virtuose. On pensait avoir atteint le chef-d'oeuvre avec «Blast», Manu Larcenet montre ici que ses fans ne sont pas au bout de leurs surprises. Des «pages blanches» comme ça, on en redemande.
«Thérapie de groupe», tome 1 - «L'étoile qui danse», Manu Larcenet, Dargaud, 14,99€.
«L'amant», Kan Takahama, éd. Rue de Sèvres
© Kan Takahama / éd. Rue de Sèvres
Entre-deux guerres, quelque part en Indochine. Longues nattes, chapeau vissé sur le crâne, regard dur mais traits encore juvéniles, une jeune Française se tient debout sur le quai au bord du Mékong, fleuve qui sépare son lycée de son pensionnat. Elle aperçoit un riche Chinois à bord d'une voiture chic. Cette adolescente est Marguerite Duras, 15 ans, qui va nouer une relation amoureuse torride avec cet homme, en dépit des commérages, de la jalousie et de la honte.
Dans une économie de mots et par le biais d'un dessin très sensible, Kan Takahama signe une adaptation fidèle du Prix Goncourt 1984 (l'histoire mais aussi beaucoup de dialogues sont respectés) et tout à la fois originale puisqu'elle y insère une mise en abîme avec la présence par touches d'une Marguerite Duras, vieille, se souvenant, à sa table de travail. De quoi donner une perspective plus intime sur le travail de romancière et de créatrice en générale.
En outre, l'auteure de «La lanterne de Nyx» (Glénat) a effectué un gros travail de documentation et s'est rendue au Vietnam afin de s'imprégner du pays. Le résultat est sans appel. En plus de rendre hommage au chef d'oeuvre de Marguerite Duras, les 152 pages de ce livre sont toutes emplies de la lumière et des couleurs de l'Indochine des années 1930, rajoutant un peu plus de sensualité au récit. Les fans de Duras ne seront pas déçus.
«L'amant», Kan Takahama, éd. Rue de Sèvres, 18€.
«Payer la terre», Joe Sacco, Futuropolis et XXI
© Joe Sacco / éd. Futuropolis / XXI
Grands comme la France et l'Espagne réunis, les territoires du Nord-Ouest du Canada sont longtemps restés ignorés des autorités et habités par moins de 50 000 personnes : les Dénés, peuples indigènes qui vivaient encore de manière traditionnelle jusqu'à ce que soient découvert du pétrole et de l'or. Joe Sacco - qui n'avait pas effectué de BD documentaire depuis «Gaza 1956» - revient à ce genre qu'il sait si bien manier pour livrer l'épais et passionnant «Payer la terre». Pour cela, l'auteur a du se rendre sur place par la dangereuse route d'hiver sur laquelle on croise surtout les camions des sociétés d'extraction de pétrole. Il raconte ici tout l'art des indigènes à vivre en harmonie avec la nature jusqu'à ce que l'industrie pétrolière engage un profond changement des metalités, jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus refuser pour la plupart quelques dollars en échange de leur terre.
Le journaliste et dessinateur américain raconte ce moment de basculement entre un mode de vie ancestrale et la sédentarisation de ces peuples avec les problèmes de pauvreté, d'acculturation, d'alcoolisme, de drogue qui vont avec. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le forage classique est abandonné par la fracturation hydraulique, un système d'extraction du pétrole par l'instillation dans la terre de produits chimiques, entraînant de lourds dommages écologiques. Un cercle vicieux qui est loin de trouver une solution. Joe Sacco a rassemblé les témoignages et reconstitué les récits des habitants de la région avec minutie, dans un dessin au réalisme léché. Une grande réussite.
«Payer la terre», Joe Sacco, Futuropolis et XXI, 26€.
«Sacrées sorcières», Pénélope Bagieu, Gallimard Jeunesse
© Pénélope Bagieu / Gallimard Jeunesse
Le cauchemar des enfants. Avec «Sacrées sorcières», Roald Dahl signait en 1983 l’un de ses chefs d’oeuvre doublé d’une histoire qui aura terrifié (avec bonheur) nombre d’enfants, rendant les sorcières de notre monde moderne aussi nuisibles qu’insoupçonnables. Pénélope Bagieu livre une adaptation libre et franchement réussie du roman du maître ès jeunesse.
Ici, le petite garçon, orphelin depuis peu, vit avec sa truculente grand-mère - bagues au doigt, pantalon léopard et franc-parler délicieux - qui le met en garde contre les sorcières. Un chapeau pointu, un nez crochu et un balai ? Rien de tout cela. Ces sorcières sont des créatures maléfiques grimées en femmes qui ne souhaitent qu'une chose : exterminer les enfants jusqu'au dernier. Manque de chance, malgré les avertissements de sa bien-aimée grand-mère, le garçon de 8 ans devient l’une des victimes de ces créatures maléfiques, entraînant notamment la vieille dame dans une aventure rocambolesque. «Je place très haut la littérature pour enfants», explique Pénélope Bagieu. Défi relevé pour la grande fan de l’écrivain qui déteste qu’on prenne les «enfants pour des idiots». Action, frissons, scènes spectaculaire et humour sont au rendez-vous. Les lecteurs, de 6 à 107 ans, en prennent plein les mirettes et ne peuvent s'empêcher de tourner les pages jusqu'au dénouement final.
Sacrées sorcières, Pénélope Bagieu, Gallimard Jeunesse, 23,90€.