La série Donjon est de retour après six années d’absence avec deux nouveautés simultanées. L’occasion de rencontrer Lewis Trondheim, cocréateur - avec son ami Joann Sfar - du désopilant univers. Attention, réponses à prendre parfois avec une bonne dose de second degré.
Donjon revient après une longue absence, avec déjà deux nouveautés en ce début 2020 alors que cinq sont annoncées pour 2020. Avec vous, c’est tout ou rien ?
Je ne suis pas le responsable de l’arrêt de la série pendant tout ce temps. D’ailleurs, si Joann Sfar ne répond pas aux interviews pour ces sorties, c’est parce que c’est de sa faute si Donjon s’est arrêté. Il n’avait pas le temps, faisait de l’audiovisuel et de la BD pour lui tout seul.
En fait, on ne sait pas encore s’il y aura cinq albums cette année. Avec Joann, nous en avons écrit sept et sommes conscients d’avoir un rythme assez élevé : on peut en écrire trois en une semaine. Les dessinateurs eux mettent entre trois et sept mois pour nous rendre leurs planches. Dessinateur est un métier difficile.
Donjon Zénith 7 – Hors des remparts © Éditions Delcourt, 2020 – Trondheim, Sfar, Boulet
Qu’est-ce qui a nourri votre envie de recommencer l’aventure «Donjon» ?
Joann a loué une maison à Aix en Provence pour une semaine, on y a emmené nos feuilles de papier, des albums. Le but c’était de surprendre et de faire rire le copain. On n’a pas eu envie de faire un truc incroyable qui resterait dans les annales, mais juste de faire plaisir à l’autre. Tout cela est finalement purement égoïste et uniquement un jeu entre copains, complémentaire. Joann a des capacités narratives, une culture, une manière d’écrire, que je ne possède pas. En revanche, au niveau de la structure, c’est moi qui le mets en garde, qui lui dis quand on s’égare.
Vous êtes un peu le métronome de la série ?
Oui et lui la cantatrice. Mais on se rejoint sur plusieurs choses : la bêtise, l'humour scatologique, l’émotion.
Vous lancez «Donjon Antipodes» avec «l’armée du crâne», un nouvel univers qui se déroule 10 000 ans avant et après la série «Donjon Zénith». De quoi voir venir encore bien des albums...
Joann + moi, ça n'est pas égal à deux mais à huit. J’aurais été incapable de faire la moitié ou même un quart de Donjon tout seul. Il faut vraiment qu’on soit tous les deux pour que ça fonctionne. Quand on s’est remis ensemble après cinq années d’arrêt, on s’est dit qu’on allait reprendre toutes les séries classiques, qu’on allait retravailler avec les auteurs qu’on connaissait comme Boulet, Obion et d’autres. Et Joann m’a dit « ok et si on compliquait les choses ? » Là, on a eu l’idée de partir 10 000 albums avant et après le premier Donjon Zénith.
Comment naît un Donjon entre vous deux et le dessinateur choisi ?
Si le dessinateur ne voit pas en Donjon une récréation, et s’il espère avoir une collaboration étroite avec nous, il ne faut pas qu’il vienne. On donne un scénario clé en main : il y a un story-board dessiné avec des bonhommes « patate » comme base que le dessinateur doit suivre plus ou moins fidèlement, mais sans changer les dialogues.
Comment choisissez-vous vos dessinateurs ?
Quand on écrit le scénario, on espère des collaborations qui, parfois, tombent à l'eau. Les albums dessinés par Christophe Blain, à la base, étaient prévus pour quelqu’un d’autre, par exemple. Pour Blutch, on a imaginé des choses en fonction de lui. Pour «L’Armée des crânes», je savais que Gregory Panaccione (avec qui Lewis Trondheim a travaillé en tant qu'éditeur, ndlr) dessinait super bien les chiens, donc on a adapté notre récit à deux chiens.
Vous échangez beaucoup avec vos lecteurs sur les forums et les réseaux sociaux. Qui sont les fans de Donjon ?
Une chose très étonnante : la plupart sont informaticiens. En tout cas ceux qui viennent en dédicace.
Les fans d’Heroïc Fantasy sont-ils souvent informaticiens selon vous ?
Non, pas du tout. Les fans d’heroic fantasy n’aiment d’ailleurs pas particulièrement Donjon, voire détestent la série. Ils aiment quand on voit des filles pulpeuses, des barbares musclés. Quand ce sont des canards qui tapent, ça ne leur plait pas forcément. Les gens qui aiment la BD indépendante, n’aiment souvent pas l’heroic fantasy. Nous, on venait de la BD indépendante pour faire un truc d’heroic fantasy animalier, donc on se coupait de deux publics à priori. Au milieu, il faut croire que c’est le public des informaticiens.
Donjon Zénith 7 – Hors des remparts © Éditions Delcourt, 2020 – Trondheim, Sfar, Boulet
Est-ce que des séries comme «Game of Thrones» ou «The Witcher» ont eu un impact sur votre désir de revenir à Donjon ?
Non pas du tout. J’aime bien ces séries, certes. Est-ce que ça nous nourrit ? On est des éponges, c’est sûr mais je ne sais pas si on peut dire que « Game of Thrones » appartient à l’heroic fantasy et la série n’a pas eu d’impact sur mon désir de revenir à Donjon. Et puis Donjon existe depuis bien plus longtemps que la série « Game of Thrones ». Il vaut mieux être leader que suiveur, se planter que « faire un truc comme ».
Donjon Antipodes -10 000 – L’Armée du crâne © Éditions Delcourt, 2020 – Trondheim, Sfar, Panaccione
Avez-vous été approchés pour créer une adaptation pour la télévision ?
Des producteurs nous ont demandé plusieurs fois les droits sur «Donjon» pour faire un film ou une série. Joann était super excité mais à chaque fois, j’ai dit non car il faudrait en réalité trois série télévisées pour au moins couvrir les trois premiers univers («Crépuscule», «Zénith», «Potron-Minet») sinon ce serait juste une série de fantasy classique avec des canards, mais rien de plus. Notre spécificité est notre univers tentaculaire. Si on n’en prend qu’un bout, ça n’a pas de sens.
Est-ce que ce retour à «Donjon» correspond-t-il à une sorte de lassitude des récits autobiographiques ?
Non, j’aime créer plusieurs univers en parallèle et faire selon mes envies. J’ai toujours essayé d’éviter de faire de la BD pour gagner ma vie. Dès que j’avais la possibilité de faire des travaux publicitaires ou des illustrations, j’acceptais pour être sûr de ne pas faire l’album un peu «pourri» pour l'argent. D’ailleurs le mot auteur vient du mot autorité. Il ne faut pas que ce soit le banquier qui décide.
Quel est votre rapport aux réseaux sociaux alors que vous êtes connu pour ne pas aimer vous mettre en avant ?
J’ai un côté un peu geek, j’aime les nouveaux outils et notamment tout ce qui peut me permettre d’expérimenter des choses au niveau créatif. Pour Twitter, c'est un peu différent : c'est un outil qui peut s'avérer bien utile pour annoncer mon agenda, faire venir des gens en dédicaces par exemple. En même temps, je n’aime pas que l’on me pousse sur une scène ou sous les projecteurs. D’ailleurs, j’ai l’impression que plus je vieillis, moins tout ça m’interesse. Je travaille de bon coeur à lancer l'exposition prévue à Angoulême, le livre d’entretiens («Entretiens avec Lewis Trondheim», Thierry Groensteen, L'Association), la sortie des «Donjon» mais après c’est terminé. Ça ne m’intéresse pas de faire du cinéma ou de la télé pour avoir dix millions de followers : je suis timide, égoïste et centré sur mon plaisir personnel, lui seul me suffit.
Vous avez hésité avant d'accepter une exposition sur vous ?
A la base, j’ai dit non. Mais on m'a convaincu du contraire. Donc je l’ai fait, j’ai donné tout ce qu’on m’a demandé. Ce n'est pas une exposition au rabais mais si je l'avais faite moi-même, j’aurais choisi autre chose : un truc plus ludique afin de m'amuser avec le visiteur. Thierry Groensteen, commissaire de l’exposition, m’a expliqué que j’étais le premier auteur vivant à avoir une exposition à la Cité de la BD, il faut donc faire comprendre mon parcours. Je fais donc un truc un peu « ma vie mon œuvre ». Mais je compte bien y aller en avance pour y graffiter un peu, écrire quelques bêtises.
Que pensez-vous de «BD 2020», l'année de la bande dessinée ?
Les auteurs de BD auraient aimé que le ministère organise une concertation avec eux pour pouvoir donner leurs idées et pas juste avoir ensuite à râler à propos de notre statut social. On aurait pu dire des choses constructives comme trouver le moyen pour les professeurs des écoles d'avoir l’outillage nécessaire pour parler BD en classe. C’était l’occasion pour l’éducation nationale de former les profs à la BD, comprendre que c'est un art complexe, où il faut savoir écrire, dessiner ou encore faire des ellipses entre deux cases. Donc je me désolidarise de cet évènement car il aurait fallu parler avec les auteurs avant. Et puis le logo est un peu pourri, non ?
«Donjon Zénith», «Hors des remparts», Boulet, Joann Sfar, Lewis Trondheim, éd. Delcourt, 11,95€.