Au cours de sa carrière de journaliste, Philippe Labro a eu l’occasion d’interviewer l’Abbé Pierre. Il relate pour « Direct Matin » sa rencontre avec le créateur d’Emmaüs en juillet 1963, alors que celui-ci vient juste d’échapper à la mort lors du naufrage du paquebot le Ciudad de Asuncion.
Archives – Article publié le 22 janvier 2007
Pierre, comme l’appelaient parfois certains proches, était déjà mort une fois.
L’émotion générale qui s’empare aujourd’hui des Français à l’annonce de la disparition de l’abbé Pierre me fait revenir en mémoire l’un des moments les plus forts de ma vie de journaliste.
Le 12 juillet 1963, à l’embouchure du Rio de la Plata, entre Argentine et Uruguay, le feu prend à bord du paquebot le Ciudad de Asuncion au milieu de la nuit. Les passagers se jettent à l’eau. Quarante d’entre eux meurent, victimes de l’eau glacée. On récupère et on dépose, au milieu des morts, l’abbé Pierre qui était venu visiter les communautés d’Emmaüs en Amérique latine. On s’aperçoit qu’il vit encore. A peine rétabli, il veut poursuivre son voyage. L’information fait quatre lignes dans les journaux, mais Pierre Lazareff, grand patron de France Soir, décide de m’envoyer immédiatement là-bas.
– Vous êtes venu pour ça ? Je n’en vaux vraiment pas la peine, me dit cet homme au sourire modeste, à la sortie d’une église de Buenos Aires, où j’ai réussi à le retrouver.
– Racontez-moi.
– Il n’y a rien à raconter. Je monte tout à l’heure dans un avion en direction de Mendoza. Désolé, je n’ai pas le temps.
– Puis-je vous suivre ?
– Si vous voulez.
Dans un petit appareil à hélices, assis aux côtés de l’abbé, je peux recueillir le témoignage de l’homme au visage penché, aux yeux doux, à la carrure fragile. J’avais appris, en arrivant en Argentine, qu’il avait non seulement survécu au drame mais avait sauvé deux personnes qui se noyaient. Il balaye tout cela d’un revers de main. Ce qui lui importe, c’est qu’il a failli passer de l’autre côté.
– Dans le fleuve glacé, dans la brume, j’entends des cris autour de moi, j’ai voulu rassurer une femme, plusieurs enfants. Je n’éprouvais aucune peur, bien au contraire, je voulais mourir. Pour moi, la mort, c’est la sortie de l’ombre, le voyage vers Dieu et vers la lumière. J’en avais envie. J’ai dû perdre un peu connaissance. Quand on m’a extrait du groupe des victimes, j’ai pensé que, maintenant, j’avais de longues, longues années devant moi. Dieu avait sans doute pensé que je n’avais pas tout à fait achevé mon travail.
A voix basse, avec cette retenue dans le verbe et ce choix de mots qui ne lui a jamais fait défaut (n’oublions pas la force de l’appel de l’hiver 54 : «Une femme vient de mourir, gelée, cette nuit à 3h00 sur le trottoir du boulevard Sébastopol»), l’abbé Pierre veut effacer ce qu’il appelle le «fait divers du paquebot» et m’explique que le geste d’Emmaüs est désormais imité dans plusieurs pays. Nous nous sommes souvent revus après ce dialogue au-dessus des prairies d’Argentine – en particulier à RTL, qui demeura sa radio d’élection. A chaque fois, il m’embrassait et, le regard complice, disait :
– Ce n’était pas la peine de venir d’aussi loin.
Et puis, avec le même sourire :
– La prochaine fois, vous serez plus nombreux.
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