En quelques années, le jeu Free to play massivement multijoueur World of Tanks a séduit des millions de joueurs à travers la planète. Alliant authenticité historique et gameplay ludique et intuitif, il est devenu le fer de lance de la société Wargaming. Nous avons rencontré son fondateur, le biélorusse Victor Kislyi, lors du Tank Fest 2019, le plus grand rassemblement de chars historiques en état de marche au monde, à Bovington, en Angleterre, et ses 30000 visiteurs.
Il fait le point sur cette success story, et nous en dit plus sur ses passions et projets.
Etes-vous encore étonné par le succès de Wargaming, votre société créatrice du jeu «World of Tanks» ?
Il vaut relativiser l'idée d'un succès inattendu, ponctuel, et surtout définitif. Il n'y a jamais vraiment un moment ou vous vous dites que ça y est, le succès est là, je peux filer aux Bahamas boire mon Martini ! Chaque année, chaque mois, chaque jour, vous devez soutenir ces jeux et cette communauté de joueurs. Chez Wargaming, nous sommes près de 4500 personnes - dont 1500 juste pour World of Tanks (W.O.T.) - et chaque jour, ils travaillent pour faire de nouveaux véhicules, de nouvelles mises à jour, organiser des événéments, être présents sur l’E-sport….Donc, oui, bien sûr, nous avons le succès, mais le plus dur est de tenir, cela fait déjà plus de 10 ans maintenant. On ne pensait peut-être pas connaitre autant de réussite, mais nous travaillons sérieusement à cela depuis tant d’années que nous espérons simplement pouvoir nous inscrire dans la durée. Pour un succès sans fin, il faut travailler sans fin !
Victor Kilsyi, fondateur de l'entreprise Wargaming, à Bovington, lors du Tank Fest 2019. (CNews).
Est-ce compliqué de satisfaire à la fois les fans d'histoire militaire, très pointilleux, et les gamers venus simplement pour se divertir?
Il y a deux aspects. Typiquement, chez Wargaming, on essaye d’introduire le plus d’événements funs pour nourrir la communauté de joueurs, qui ne sont pas tous bien entendu des fanatiques de la reconstitution historique, ne jugeant le jeu que par cet aspect. Nous collons au calendrier, par exemple avec des evénéments spéciaux pour Halloween, Noël, des rendez-vous sportifs comme la Coupe du monde, des modes de jeu qui apportent du fun, des tanks zombies,….Mais par contre, il nous faut absolument garder ce cap de la véracité, surtout pour nos jeux vitrine «World of Tanks», «World of Warplanes», et «World of Warship». A côté de ça, nous avons justement développé des versions, beaucoup plus amusantes, sans prise de tête, comme Blitz, il y a 5 ans, dont on comptabilise déjà plus de 120 millions de téléchargements. Les joueurs sont plus jeunes, les modes plus accessibles, avec pour seul but de divertir le plus possible, à l’image de mondes post-apocalyptiques par exemple. On doit absolument combiner les deux pour plaire au plus grand nombre. Pour la Coupe du monde par exemple - et bravo aux Bleus d’ailleurs - on avait mis en place ce jeu de football tank, avec Gianluigi Buffon dans les buts. Les gens ont adoré, et voulaient y rejouer quand on l’a arrêté. C’est aussi notre boulot de faire plaisir à tous les profils de joueurs.
Le char allemand Panther, récupéré en 1944 par la résistance française, et remis en état de marche par le musée des blindés de Saumur.
Lors du Tank fest 2019 de Bonvington, qui vient de s'achever, vous avez présenté un char Panther issu du musée des blindés de Saumur, et renové par ses équipes, pour une démonstration en action. C'est un autre moyen d'assouvir la passion des fans ?
Et la mienne aussi ! Le succès de Wargaming permet en effet de financer ce genre d'événéments, mais aussi de renvoyer l’ascenseur aux différents acteurs qui s’intéressent à l’histoire militaire, comme ici au musée des blindés de Bovington, ou celui de Saumur. Nous finançons la restauration de blindés historiques, chaque année nous rencontrons les fans, les experts, nous discutons avec eux, participons à des conventions à travers le monde,…Sans eux, notre jeu n'aurait pas connu le même succès.
Pour le fameux Panther qui a défilé à Bovington, c'est une belle histoire, que les équipes du musée des blindés de Saumur ont rendu possible, en ayant travaillé pendant deux ans à sa restauration, dans le plus strict respect historique. Le véhicule lui-même a une histoire incroyable, puisqu'il a été récupéré par la résistance française après le débarquement en Normandie. Et nous avons poussé notre collaboration jusqu'au bout, puisqu'après avoir été scrupuleusement numérisé, le véhicule est désormais utilisable par tous les joueurs dans WOT. Et puis, il faut être clair, nous préférons tous voir ces engins dans un musée, pendant un festival, ou sur notre écran de jeu, plutôt que lors d'une guerre, bien réelle.
La réalité virtuelle (VR) se développe de plus en plus. World of Tanks est-il amené à se développer sur ce secteur, qui promet une immersion jamais vue ?
On a crée World of Tanks VR pour les salles d’arcades qui peuvent s’équiper. Mais notre modèle économique reste le Free to play, pour des joueurs qui jouent à leur domicile. Nous avons environ 25% des joueurs qui investissent dans les jeux de Wargaming, le reste ne veut pas forcément mettre beaucoup d’argent pour pouvoir s'amuser tout de suite. Et l’équipement pour la VR reste assez cher, c’est un vrai investissement. Donc le procédé existe et est disponible dans certaines zones, mais nous attendons que les producteurs de matériels progressent, et puissent proposer des prix plus grand public. Car quoi qu’il arrive, nous y arriverons bien un jour, c’est une certitude.
WOT connait un énorme succès dans les pays d’Europe de l’Est et en Russie. Y-a-t-il des habitudes différentes pour World of Warplanes et World of Warships ?
«World of Warplanes» et «World of Warships» sont plus célèbres aux Etats-Unis et en Europe qu’en Russie, ou «World of Tanks» domine. Il y a plusieurs raisons historiques à cela. En Russie, la guerre s’est surtout passé sur le sol, et le char était l’arme dominante, celle qui a vaincu le nazisme. C'est une arme indissociable de l'histoire récente des pays de l'Est, comme la Pologne, l’ex Tchécoslovaquie, la Hongrie, l’Ukraine,… d’où le succès du jeu dans tous ces pays. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont beaucoup combattu dans les airs et sur les mers. Chez eux, c’est plus du 50-50.
Y-a-t-il une autre période historique pour laquelle vous aimeriez créer un nouveau jeu ?
Pour nous, la seconde guerre mondiale est déjà très vaste à traiter. Et je pense que ce n’est pas seulement une question de période. Il faut d’abord trouver un gameplay qui accroche, qui soit divertissant. On fait pleins d’expérimentations en ce moment, mais il est un peu tôt pour en parler, ça n’est même pas encore dans les cartons. On a quand même lancé un FPS, Caliber, sur les forces spéciales, les combats anti terroristes.
Les gros joueurs de WOT savent qu'il n'est pas rare de vous croiser sur un champ de bataille du jeu. Une anecdote amusante sur une de vos parties ?
Ce qui est fun avec WOT, c’est qu’il y a un côté cinéma, avec les blindés qui peuvent tomber les uns sur les autres, sauter d’une colline, vous pouvez chercher à faire le tir le plus lointain possible, essayer de vous cacher... Je me rappelle que sur la carte Paris, dans mon Maus, j’étais sur le pont, avec mes coéquipiers derrière moi, et il y avait un adversaire, sans doute en face, qui m’agaçait. Il passait son temps à attendre que ma tourelle, très lente, tourne pour sortir de sa cachette et me tirer dessus. Le temps que je regarde, il avait disparu. Il m’a fait ça plusieurs fois. On essayait de lui tirer dessus, on avait déjà perdu quelques chars, et puis je l’ai vu passer sous le pont. Je me suis dit : «ok, on va sans doute perdre cette bataille, mais je vais te détruire !». Alors je suis passé par-dessus le magnifique pont de Paris avec mon monstre de 180 tonnes, et je lui suis tombé dessus en l’écrabouillant. J’ai explosé aussi, mais ce type est mort dix fois écrasé comme une crêpe !
Vous êtes principalement reconnu comme concepteur de jeux, inventeur de systèmes ludiques, plus que comme développeur. Comment est née cette passion du jeu de stratégie historique?
Je suis né en Union soviétique, et j’ai eu la chance d’avoir une enfance la plus heureuse qui soit pour un garçon. Mon père et ma mère étaient des scientifiques, je viens donc d’un milieu favorisé, d’intellectuels. Ma mère m’emmenait souvent aux musées, voir des expositions d’art, d’histoire…On jouait beaucoup aux échecs. L’attrait de la stratégie est arrivé avec tout ça, comme les livres sur l’histoire antique, les grandes batailles, les conquérants… J’aimais jouer avec des petits soldats, refaire les batailles napoléoniennes, de la Seconde Guerre Mondiale. Petit à petit, j’ai eu envie de faire mes propres jeux de plateau, avec mes propres règles.
Quand avez-vous franchi le pas pour vous lancer dans l'industie vidéoludique?
Ce genre de jeux commençaient à se développer vers la fin des années 1980-début 1990, comme Civilization, Command & Conquer. Petit à petit, mon cœur est allé vers ce type de jeu. Ce que je préférais c’était les jeux de stratégie, ou vous pouvez être un général, vous commandez des troupes, ou dirigez un Empire. Après mes études de physique (comme tout parent, mon père m’a dit OK, fais d’abord des études sérieuses, et après tu feras ce que tu veux), avec mon frère et des amis, on s’est mis à créer des jeux dans notre chambre. Un, puis deux, puis un autre…On ne gagnait pas d’argent, mais on étaient persévérants. Treize ans après nos débuts, on a décidé de se lancer dans un jeu massivement mulitjoueurs, mais, contrairement à WOW, c’était dans un univers réaliste. Et on a choisi les tanks, avec le succès qu’on connait à présent. Le développement du jeu s’est fait de manière logique, pour toucher le plus de monde possible. Après les chars, on a développé les bâteaux (WOWarships), puis les avions (WOWarplanes). Et on a adapté le principe aux tablettes et mobiles, réalisés une version pour consoles, qui sont très utilisées en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. WOT et WOWarships sont désormais disponibles sur tous les supports.
Petit-à-petit, j'ai eu envie de faire mes propres jeuxVictor Kislyi
Quels étaient vos jeux de stratégie préférés ?
Oh sans aucun doute Civilization ! C’est pour moi le meilleur jeu au monde ! Le 1, 2, 3… Jusqu’au 6 ! j’ai toujours la même envie quand je commence avec mon petit bonhomme et sa hache de pierre. Et puis on explore, on construit, on développe son savoir, l’architecture, les bâteaux…on rencontre d’autres civilisations, on doit faire la guerre, la paix, jouer avec la diplomatie,… On doit faire attention à tant de choses pour se développer ! Et puis, la guerre n’est pas toujours nécessaire, vous pouvez gagner par l’économie, la diplomatie. C’est pourquoi j’adore ce jeu !
Quels sont vos films de guerre et de chars préférés ?
Je pense qu’«Il faut sauver le soldat Ryan» est mon préféré. Spielberg a su si bien retranscrire la puissance des blindés, surtout le Tigre. C’est un film tellement immersif ! Et j’ai un faible pour le «Patton» de Franklin Schaffner, sorti en 1970. Et puis…tous les films russes sur les batailles de chars, il y en a des dizaines et des dizaines, qui reproduisent les grands affrontements de chars de la seconde guerre mondiale qui se sont déroulés en Europe de l’Est pendant le seconde guerre.
Et pour vous, quel est le meilleur char de la seconde guerre mondiale ?
Ah, là-dessus, les historiens eux-mêmes ne sont pas d’accord. Il y a tellement de paramètres à prendre en compte. La fiabilité, le coût de fabrication, la simplicité d’usage, la qualité au combat…Est-ce que c’est le char Tigre, le Panther ?...
Un char Tigre allemand dans le décor désertique d'une «map» de WOT.
En face-à-face, sans doute le Tigre était le meilleur. Mais je suis partisan de ceux qui pensent que le char russe T34, si vous compilez tous les critères - car vous ne gagnez pas la guerre avec un char, aussi bon soit-il - était le plus efficace pour contrer l’armée allemande.
Un char russe T-34-85 tiré du jeu WOT.
Et dans WOT ? Avez-vous un char favori ?
Comme on s’éloigne un peu du niveau stratégique mais on reste sur des combats tactiques, sans hésiter, c’est le fameux char allemand Mauss. C’est le plus lourd du jeu. Très lent, mais il peut encaisser beaucoup de v-coups ou les faire rebondir sur son blindage. Et il a une sacré puissance de feu, même si ce n’est pas le meilleur canon de WOT. Mon profil préféré dans les jeux comme ça est celui, justement, du tank. Celui qui prend les coups pendant que les coéquipiers bougent autour et tirent sur les ennemis.
Le char allemand Maus, monstre de 188 tonnes qui n'a, contrairement à cette capture d'écran de WOT, jamais participé aux combats.