L’homme le plus aimé des Français, Yannick Noah, possède trois visages, et a vécu trois vies. Le tennisman, vainqueur de Roland-Garros et capitaine de l’équipe de Coupe Davis, deux fois gagnante. Le chanteur, qui vend des millions d’albums. L’humanitaire, parrain de toutes les justes causes. Un personnage d’exception.
Archives – Article publié le vendredi 11 mai 2007
Lorsqu’il apparaîtra, pour chanter, ce soir, à Marseille, sur la scène du Dôme, combien parmi les milliers de jeunes venus l’applaudir et se défouler à l’écoute de son 9e album, Charango, sauront que cet artiste nommé Yannick Noah a remporté l’Open de tennis de Roland-Garros en 1983 ? La plupart de ses fans n’étaient pas encore nés.
Nombreux sont ceux qui ignorent la première vie de celui qui, selon les sondages réguliers du Journal du Dimanche est devenu, après la mort de l’abbé Pierre, la personnalité préférée des Français avec Zidane. Noah, avec ses dents du bonheur, ses dreadlocks, sa si naturelle décontraction, son sourire qui plane, son mètre 93 qu’il déhanche avec aisance et souplesse sur un rythme qui lui est propre, mélange de rock, d’afro-cubain, de poivre et de sucre, Noah, qui, dans un premier temps, avait fait vibrer un autre public, celui des stades de tennis. C’est une des singularités de l’homme qui, après Marseille, Montpellier, Bordeaux et quelque dix autres villes, va remplir le Zénith de Paris, du 4 au 7 juin : il a réussi à éradiquer les vestiges de sa célébrité de champion, à ressusciter de cette «petite mort» qu’est la gloire sportive. Il demeure une légende vivante du tennis et pourtant, il a profondément changé – mais il a fallu passer par cette «mort» que constitue une grande victoire avec l’immédiate transformation en média star qui s’ensuit.
Vidéo : Victoire de Yannick Noah à Rolland Garros
Fils de « black et de blonde »
« J’avais pensé alors que c’était le début du bonheur », a-t-il souvent raconté de cette voix douce, presque murmurante, qui traduit aussi bien une authentique timidité que la capacité de méditer en ayant retenu les leçons du bouddhisme, les bienfaits du yoga et de l’introspection. Il l’a très bien décrite, cette dépression, cette sensation d’imposture, qui l’ont envahi lorsque, ayant gagné Roland- Garros, le 5 juin 1983, (en trois sets secs contre son copain Wilander), et après avoir traversé le fameux court central de terre rouge pour aller chercher «Papa» et l’embrasser, Yannick Noah a entrevu la «petite mort». « Ce n’était donc que cela », a-t-il pensé. « Et que suis-je, désormais ? » Il venait de mesurer la réalité d’un phénomène qu’il avait lu dans toutes les biographies des grands sportifs qui affirmaient que la fin de leur carrière avait été une «première mort».
A peine vainqueur, à peine adoubé par tout un pays et par son Président de l’époque, (François Mitterrand), Noah, qui a pourtant encore devant lui de longues et belles années de compétition ressent la fulgurante intuition que tout cela n’est rien, qu’il faudra se construire une nouvelle existence. Or, il n’a que 23 ans. Il gagnera beaucoup d’autres tournois, moins prestigieux certes, et connaîtra toutes sortes d’autres succès sportifs. Mais, c’est cela qu’il faut retenir pour mieux comprendre la véritable personnalité de Noah : au soir même de sa plus brillante victoire, il avait compris : « Je devrai un jour être un autre ». Déjà, fils de «black et de blonde», Yannick n’aura pas connu une enfance conventionnelle ou facile.
Il naît à Sedan, où son père est footballeur, mais rejoint vite le Cameroun, à Yaoundé. Le père a été blessé et ne peut plus jouer, et c’est là que la famille possède ses vraies racines. En France, il était un «petit Noir», au Cameroun, on le traiterait presque de «Blanc». Il se réfugie dans le double amour de la musique (Jimmy Hendrix, Bob Marley) et du sport, révélant de tels dons pour le tennis, que, bientôt, repéré et encouragé par un prince de ce sport, Arthur Ashe, il repart pour la France, coupé à nouveau de la famille et des racines pour entamer un programme de sport-études, avec la Fédération française de tennis.
Solitude, isolation, acharnement au travail et rage de gagner, Yannick Noah apprend la condition de tous les athlètes de haut niveau : la compétition constitue une sorte de drogue. Il faut remarquer, à propos de drogue, que Noah, alors qu’il avait déjà remporté plusieurs titres — ayant vécu, au passage, l’humiliation de voir des spectateurs blancs quitter les tribunes à son arrivée sur le court de l’Open de Johannesburg en plein apartheid — n’hésitera pas en 1980 à provoquer un scandale en dévoilant que les champions de tennis se droguent. Après Roland-Garros, il souffrira de la creuse amertume des lendemains de gloire, subira des hauts et des bas mais, bientôt, sa deuxième, puis sa troisième vie vont commencer.
Le meneur d’hommes
D’abord, après avoir été un joueur spectaculaire, il devient, dans les années 1990, un remarquable meneur d’hommes. Après 473 victoires (contre 208 défaites), il se reconvertit en capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis. Sa faculté d’écoute, d’empathie, son don quasi médiumnique pour galvaniser les hommes, son goût du jeu et du rire, de la camaraderie — bref, son exceptionnel charisme — lui feront conduire deux fois en cinq ans la France à la victoire finale, en 1991, puis en 1996.
Cela faisait cinquante-neuf ans que la France n’avait pas remporté le mythique «saladier d’argent». Et c’est au même instant qu’il se fabrique sa troisième identité. Lorsque, une minute après l’historique victoire de 1991, il entame avec Leconte, Forget et tous les copains de l’équipe, une démente sarabande autour du court couvert de Lyon en faisant chanter à la foule ce qui va devenir un tube repris comme un hymne : Saga Africa, sa propre création. «Ambiance de la brousse, attention les secousses...», qui n’a pas gueulé ces paroles innocentes d’autodérision qui, d’une certaine manière, clamaient à la face du monde — et pas seulement le monde sportif — que la France était tout bonnement en train de se métisser ?
Vidéo : Yannick Noah chante « Saga Africa » après la victoire de la France à la Coupe Davis
Qui a pu oublier le sourire sidérant, de fierté et de bonheur, du capitaine Noah qui répétait fréquemment qu’il est parfois bien plus beau de faire gagner les autres que de gagner tout seul ? Alors, malgré des hauts et des bas, avec ses albums, mais au bout du compte le succès, Noah va réussir ce qu’aucun autre sportif à l’échelle mondiale n’est parvenu à faire: se transformer en star dans une autre discipline, la musique.
Mais c’est parce que son image et sa réputation dépassent largement ses qualités de chanteur. S’il a atteint cette dimension qui lui vaut aujourd’hui, d’être «le plus aimé des Français», ce n’est pas seulement pour ses neuf albums vendus par millions (de Black and What à Charango en passant par Pokhara ou Métisse), c’est surtout parce que l’homme épate par l’étendue de sa générosité.
La beauté de ses gestes humanitaires. Il s’agit là de son troisième visage: parrain de l’association Les enfants de la Terre, créée par sa mère, il a fondé Fête le mur, destiné à faire connaître le tennis aux enfants des quartiers défavorisés. Il a parrainé le 19e Téléthon en 2005, participé à «Sol en Cirque» pour aider les enfants atteints du sida. Depuis peu, en outre, il lutte pour l’environnement. C’est ainsi qu’il a inventé la jolie formule paraphrasant celle de La Marseillaise, «Aux arbres, citoyens !»
Citoyen de la planète
Et sans jamais chercher à figurer dans les rubriques «people», il fascine les médias. La multiplicité des entretiens qu’il donne, les portraits télévisés ou les ouvrages qui lui sont consacrés font apparaître le portrait d’un être sincère qui surprend lorsqu’il raconte, par exemple, la vision ou plutôt l’apparition de son grand-père, chef du village, appelé «Noah Bikie Papa Tara», qui vient lui dire : «C’est bien ce que tu fais, continue.» Un amoureux de l’amour : «Aimer, dit-il, cela s’apprend.»
Un analyste lucide du sport, selon lequel tout champion a vécu une cassure d’enfance qui vous dirige vers le combat. Un père de cinq enfants (deux mariages, puis une compagne) qui répète a satiété : «Le secret, c’est la famille.» «Un citoyen de la planète Terre qui a envie d’aller puiser dans toutes les sagesses de l’humanité.» «Un homme qui croit aux forces supérieures, aux étoiles.» Celui qui sait parler aux enfants.
Les enfants ! c’est peut-être le mot-clé. Il n’a pas encore 50 ans, mais il est déjà à la tête d’une tribu qui a écrit sa propre saga. En 1961, son père Zacharie avait gagné la Coupe de France de football. En 1983, Yannick a emporté Roland- Garros. Cette année, Joakim, son fils, qu’il appelle «le petit guerrier», vient pour la deuxième fois consécutive de faire triompher son équipe des Gators de Floride en finale de la NCAA, la féroce compétition universitaire américaine de basket-ball. Etonnant personnage. A sa manière, un citoyen inclassable mais exemplaire, dont l’un des plus beaux titres de ses chansons peut lui servir de credo : Ne cédons jamais.
Découvrez sur Directmatin.fr les portraits écrits par nos chroniqueurs
Martin Scorsese par Jacques Séguéla
L'Abbé Pierre par Philippe Labro
Simone Veil par Philippe Labro : "Il faut cultiver la différence"