Vendeur de hot-dogs, influent oligarque, bras armé de la Russie en Ukraine avec sa milice privée Wagner… Celui que l’on surnomme le «cuisinier de Poutine» a connu une ascension phénoménale avant de devenir l'ennemi du Kremlin et décéder dans un crash d'avion ce mercredi 23 août.
Son personnage intriguait autant qu’il effrayait. Accusé de trahison par Vladimir Poutine après avoir longtemps servi sa cause en Ukraine, Evgueni Prigojine est décédé ce mercredi 23 août dans un crash d'avion. À la tête du puissant groupe paramilitaire Wagner, l’homme était auparavant perçu comme un acteur incontournable de l’offensive russe en Ukraine.
Omniprésent sur les réseaux sociaux, cible des sanctions des Occidentaux, l’influent oligarque n’a toutefois pas toujours été sur le devant de la scène. Son histoire est d’abord celle d’un homme de l’ombre.
Né à Léningrad (Saint-Pétersbourg) en 1961, Evgueni Prigojine commence sa carrière dans des circonstances troubles. On ne sait rien ou presque de sa jeunesse, hormis une condamnation pour des faits de vol et d'escroquerie en 1979. Ce n'est qu'après neuf années passées derrière les barreaux que son irrésistible ascension va commencer.
une première rencontre avec Vladimir poutine dans un restaurant
Alors que le système soviétique s'effondre, Evgueni Prigojine se lance dans les affaires et ouvre un stand de hot-dogs. Il lance ensuite plusieurs activités dans la restauration, dont un restaurant de luxe à Saint-Pétersbourg. C'est là qu'il aurait rencontré pour la première fois le jeune Vladimir Poutine, qui travaille alors auprès de Anatoli Sobtchak, maire de la ville et mentor du futur président russe.
Après l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, l'ambitieux Prigojine offre ses services au Kremlin. Une activité qui lui vaudra son surnom de «cuisinier de Poutine» et la réputation d'être devenu milliardaire grâce aux nombreux contrats publics qu'il décroche.
Evgueni Prigojine et Vladimir Poutine, alors Premier ministre, à Moscou en 2011. © Reuters
L'entrepreneur fortuné diversifie par la suite son activité et se lance dans l'influence numérique en créant en 2013, en toute discrétion, l'Internet Research Agency (IRA). Souvent qualifiée de «ferme à trolls», cette structure inonde les réseaux sociaux de messages relayant la propagande du Kremlin : attaques contre l'opposant russe Alexeï Navalny, promotion du Brexit, soutien du candidat Donald Trump lors des élections américaines...
la pieuvre wagner
Ces manœuvres d'influence sont vite repérées par les services de renseignement occidentaux. Evgueni Prigojine se retrouve sous le feu des projecteurs, bien qu'il nie – à cette époque – être à l'origine de l'IRA. «C'est la première fois qu'il fait vraiment parler de lui dans l'Occident», note pour CNEWS Carole Grimaud, professeure de géopolitique à l'université de Montpellier et spécialiste du monde russe.
A peine un an plus tard, en 2014, Evgueni Prigojine fonde le désormais célèbre groupe Wagner, une milice privée, composée de mercenaires qui défendent les intérêts russes à l'étranger. Wagner se déploie d'abord en Syrie, en soutien des troupes de Bachar al-Assad, avant d'essaimer en Afrique, son nouveau terrain d'influence. Libye, Centrafrique, Mali... L'organisation paramilitaire profite du climat anti-occidental – et particulièrement anti-français – pour proposer ses services aux juntes au pouvoir et concurrencer les anciennes puissances coloniales.
Accusé d'exactions sur les civils par les ONG, Wagner est aussi pour Prigojine un juteux business, qui prospère en s'accaparant les ressources minières des zones où il intervient.
la guerre en ukraine, un tournant
Ces basses œuvres sont jusqu'ici menées dans la plus grande clandestinité, mais la guerre en Ukraine change la donne. En septembre 2022, Evgueni Prigojine révèle être le fondateur du groupe Wagner, qu'il envoie sur le front ukrainien. Sur les réseaux sociaux, une vidéo le montre en train de recruter des soldats dans une prison. «Le groupe Wagner a maintenant pignon sur rue, avec son propre QG dans Saint-Pétersbourg», note Carole Grimaud.
Le siège de Wagner à Saint Pétersbourg © Reuters
En novembre dernier, Prigojine sort un peu plus de l'ombre. Il assume s'être «ingéré» dans les élections américaines, à quelques mois des Midterms. Puis à la mi-février, il s'attribue la paternité de la «ferme à troll» de Saint-Pétersbourg.
«Le poids d'Evgueni Prigojine a considérablement augmenté depuis le début de la guerre», explique Carole Grimaud. Et pour cause. Avec 40 à 50.000 hommes déployés selon les estimations, Wagner a su se rendre indispensable en Ukraine, avec le soutien plus ou moins explicite du Kremlin. «Le mercenariat est interdit en Russie, ce qui implique l'indulgence des autorités. Par ailleurs, les prisonniers recrutés par Wagner ont obtenu une grâce. Or seul le président russe peut l'accorder», détaille notre experte.
une guerre interne avec Serguei choigou
Devenu un personnage public, Evgueni Prigojine revendique une liberté de parole qui tranche avec la communication verrouillée du Kremlin. Alors que le conflit en Ukraine s'enlise, il s'affranchi peu à peu du pouvoir russe en critiquant ouvertement l'état-major.
Début janvier, la capture par la Russie de la petite ville ukrainienne de Soledar donne lieu aux premières frictions entre Wagner et l'armée russe. Avec la milice aux avant-postes de l'assaut, l'armée russe publie un communiqué sans mentionner les combattants de Wagner. Evgueni Prigojine, via son service de presse, dénonce alors des «tentatives permanentes de voler les victoires» de son groupe. Le ministère russe de la Défense diffuse de son côté un nouveau communiqué saluant le «courage» des hommes de Wagner à Soledar, une première depuis le début de la guerre.
Ce qui n'étaient que des tensions se transforment en guerre ouverte le 21 février. Evgueni Prigojine accuse le chef d'état-major et le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, de «ne pas donner de munitions au groupe paramilitaire Wagner, mais également de ne pas l'aider en matière de transport aérien». «Il y a une opposition frontale, qui n'est rien de moins qu'une tentative de détruire Wagner. Cela peut être assimilé à une trahison de la patrie», tonne-t-il sur Telegram.
Tant que l’oligarque continuait à servir la cause et l’idéologie russe, le Kremlin laissait faire. Mais «Vladimir Poutine n’hésitera pas à l’écarter s’il devient trop dangereux», prédisait Carole Grimaud en mars dernier.
une violence assumée
Sur le front, Prigojine a aussi acquis la réputation d'un chef de guerre sans pitié, qui utilise les anciens détenus comme de la chair à canon et n'hésite pas à exécuter les fuyards.
En novembre dernier, il s'amusait de l'exécution filmée d'un de ses hommes accusé de désertion, frappé à coup de masse sur la tête. «C'est un magnifique travail de réalisation, cela se regarde d'une seule traite. J'espère qu'aucun animal n'a été blessé lors du tournage», avait-il ironisé. La violence est totalement assumée par Prigojine.
Flirtant avec la légalité, à la frontière entre contrats publics et business privé, le parcours d'Evgueni Prigojine pourrait faire des émules. Certaines informations de presse ont fait récemment état de la création de nouvelles milices paramilitaires. L'une serait proche du ministre de la Défense Sergueï Choïgou, une autre aurait été fondée par le géant gazier Gazprom.
Ambitions politiques
Celui que l'on appelait il y a encore quelques mois l'«homme de main du Kremlin» cultiverait même des ambitions politiques. Dans un article relayé par Le Monde, le média russophone Meduza révèle que l'oligarque prépare le lancement d'un «mouvement politique conservateur».
«En Russie, Prigojine incarne la colère d'une frange ultranationaliste, qui critique l'armée russe pour ses défaites et prône l'escalade militaire», décrypte Carole Grimaud, pour qui l'homme d'affaires pourrait vouloir «préparer l'après-Poutine».
Ainsi, la rébellion d'Evegueni Prigojine pourrait bien bouleverser son avenir mais également celui du pays. Elle représente le défi le plus sérieux à ce jour porté au long règne de Poutine, ouvrant la crise sécuritaire la plus grave de la Russie depuis son arrivée au pouvoir fin 1999. En outre, elle intervient à un moment où Kiev est en pleine contre-offensive pour reprendre du territoire.
L'importance de cette mutinerie n'a pas non plus échappé aux dirigeants mondiaux. Washington, Paris, Berlin et Rome ont surveillé de près l'évolution de la situation.
Désormais décédé alors qu'il s'était mis à l'écart depuis l'échec de sa rébellion, Evgueni Prigojine laisse le groupe paramilitaire Wagner sans homme fort, alors que la guerre en Ukraine se poursuit.