Tout juste réélu à la tête de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan s’apprête à entamer un troisième mandat qui entérine la continuité d’un régime autoritaire, dont l’un des symboles est la quantité de prisonniers politiques qui s’entassent dans les prisons du pays, ou qui se retrouvent forcés à l’exil.
Le président sortant Recep Tayyip Erdogan a remporté le second tour de l’élection présidentielle turque, dimanche 28 mai, avec 52,1% des suffrages, selon l'agence officielle turque Anadolu. Si cette victoire était attendue, elle met en lumière le fait que ni le désir de changement et d'ouverture d'une partie de l'électorat, ni l'inflation sévère qui mine la Turquie, ni les restrictions aux libertés, pas plus que l'hyperprésidentialisation d'un pouvoir qui envoie ses opposants derrière les barreaux ou en exil, n'ont pesé face au désir de sécurité et de stabilité qui s'était déjà exprimé au premier tour du scrutin.
Et pour cause, parmi les aspects les plus autoritaires du régime, figurent les prisonniers politiques, une spécialité de longue date du président Erdogan, qui organise méthodiquement la repression de toute contestation politique, culturelle, intellectuelle ou religieuse, et qui, par la force des barreaux ou par l’exil, a condamné des dizaines de milliers de personnes en l’espace d’une vingtaine d’années. En 2020, la Turquie a pris la tête du classement des pires taux d’incarcération des 47 pays du Conseil de l’Europe, avec 357 détenus pour 100.000 habitants, devant la Russie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan.
Un virage autoritaire après le coup d'État manqué de 2016
Si les prisonniers politiques ne sont pas la création du président Erdogan, ce dernier a pour le moins perpétué ce système autoritaire, allant quasiment jusqu'à l'institutionnaliser depuis une dizaine d’années, notamment après le premier événement qui a contribué, à l’époque, à faire tituber le régime. En 2013, des milliers de manifestants s’étaient ainsi rassemblés pour amorcer une révolte «anti-gouvernement» depuis la place Gezi, à Istanbul.
Un soulèvement qui s’est inscrit dans le prolongement des printemps arabes, entamés deux ans plus tôt en Tunisie, destinés à faire tomber des dirigeants dont la longévité du règne ou la main mise sur le pouvoir ne correspondaient plus avec la volonté d'émancipation démocratique du peuple. En réaction, Recep Tayyip Erdogan avait organisé un grand coup de filet, emprisonnant tous les instigateurs de la révolte, et faisant passer un premier message d’avertissement.
C’est finalement le 15 juillet 2016 que la Turquie a pris son véritable virage autoritaire. Ce jour-là, un coup d’Etat manqué contre le président Erdogan, commandité par un «Conseil de la paix dans le pays», une faction des Forces armées turques que le gouvernement accuse d’être liée à Fethullah Gülen, l'un des principaux opposants de Recep Tayyip Erdogan, a changé le destin du pays.
En effet, la tentative de putsch, qui s’est soldée par un échec, réprimée dans un bain de sang, faisant plus de 290 morts et 1.440 civils blessés selon un bilan officiel, a poussé le président turc à durcir le ton. Depuis, la Turquie a vécu au rythme des purges de fonctionnaires, et des arrestations de journalistes, de militaires, d’avocats, d’artistes et de personnalités politiques.
Construction de «méga-prisons»
Selon une enquête publiée le 8 août 2021 dans le bimestriel Foreign Policy, plus d'une centaine de prisons ont été construites depuis ce coup d’Etat de juillet 2016, afin d'enfermer tous les opposants au pouvoir. D’après des images satellites compilées par le journaliste auteur de l’enquête, au moins 131 prisons ont été construites entre juillet 2016 et mars 2021. Une centaine d’autres constructions seraient envisagées par le gouvernement turc, selon des rapports internes du ministère de la justice et des articles de presse, rapportés dans l'enquête.
Parmi elles, un complexe géant, une «méga-prison», a vu le jour près de Bursa, au nord du pays. Selon des informations collectées auprès de journalistes turcs, elle disposerait d'une capacité de 15.000 détenus, ce qui la rend comparable à Rikers Island, le plus grand centre de détention américain. A titre d’exemple, la plus grande prison de France, Fleury-Mérogis, a été conçue pour accueillir 2.855 détenus. Seuls les complexes d’internement de la minorité musulmane ouïghoure au Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, dépassent en taille ce projet démesuré.
Depuis 2016, le président Erdogan a donc entrepris la construction et la rénovation d'établissements carcéraux avec un rythme effreiné. Toujours selon cette enquête, la taille de chaque prison a été augmentée, parfois de 50%, en ajoutant notamment un étage supplémentaire, contrevenant au modèle classique des prisons turques à deux étages. Ces nouveaux complexes pénitentiaires ont parfois complètement changé la face des villes moyennes de province d’où elles sont sorties de terre.
C’est notamment le cas à Aksaray, une ville de 420.000 habitants que les touristes avaient l'habitude de visiter pour son école coranique de style «seldjoukide» du XIVe siècle, et qui a reçu le «plus gros investissement» de son histoire avec la construction d’un centre de 6.000 détenus, selon un responsable local interrogé en 2017.
300.000 prisonniers en Turquie
Il faut dire que les besoins sont énormes. La population carcérale en Turquie est passée sur la même période de 180.000 à près de 300.000 personnes, d’après les statistiques officielles du ministère de la Justice. Et ce malgré deux amnisties générales, et la libération de 190.000 prisonniers non-politiques depuis 2016 afin de faire de la place dans les prisons. En 2021, le ministre de la Justice, Abdülhamit Gül, assurait que ces installations avaient pour but de remplacer les centres pénitentiaires vieillissants afin de respecter «les normes des Nations unies».
Une série d’articles de la journaliste d’investigation Çiğdem Toker révélait pourtant, en 2017 déjà, que le gouvernement a utilisé les pouvoirs extraordinaires conférés par l’Etat d’urgence, décidé à la suite du coup d’Etat avorté, pour faciliter juridiquement et financièrement la construction de prisons. Un décret a ainsi abrogé l’obligation de faire apparaître ces dépenses dans le budget annuel de l’Etat. Un autre a étendu les zones constructibles aux pâturages.
La journaliste turque a expliqué dans le quotidien Cumhuriyet qu’au moins vingt provinces ont été concernées par des projets de construction de nouvelles prisons. Les sources citées par Foreign Policy estiment quant à elles à plus de 1,1 milliard d’euros le coût total de ces programmes de «rénovation». Une dépense considérable, alors que la Turquie connaît une crise économique et monétaire depuis l’effondrement de la livre turque en 2018.
Des prisonniers aux profils variés
Ainsi, depuis plus de dix ans, opposants, officiers, magistrats, intellectuels, universitaires ou artistes ont été limogés, emprisonnés, ou forcés à l'exil par dizaines de milliers, sans qu’à aucun moment durant sa campagne, ou après sa récente victoire, le président Erdogan n’ait suggéré une amnistie en leur faveur. S'il est impossible de recenser la totalité des prisonniers politiques du président Erdogan, parmi eux, certains sont des symboles pour leurs prises de positions ou pour leurs combats. C’est notamment le cas d'Osman Kavala, de Selahattin Demirtas ou encore de Ekrem Imamoglu.
Osman Kavala est un philanthrope de 65 ans, emprisonné depuis 2017 et condamné à vie en décembre 2022 pour avoir «tenté de renverser le gouvernement» et d’avoir financé «le mouvement de Gezi» en 2013. La Cour européenne des droits de l’homme avait estimé en 2019 que l’arrestation de cet éditeur et homme d’affaires avait pour objectif de «le réduire au silence» et de «dissuader d’autres défenseurs des droits de l’Homme».
Dans cette affaire, les juges ont également maintenu les peines de 18 ans de détention infligées en première instance à ses sept co-accusés. Parmi eux Tayfun Kahraman, urbaniste à la mairie d'Istanbul, et de nombreux architectes. La productrice Cigdem Mater, le chercheur Hakan Altinay ou bien encore l'avocat Can Atalay, qui vient d'être élu député depuis sa prison - et pourrait ainsi retrouver prochainement sa liberté -, ont aussi été condamnés après Gezi.
Dans les années 2000, le pouvoir turc avait ouvert des pourparlers en vue d’un accord de paix avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), qui ont finalement débouché sur un échec, entériné en 2015 avec la reprise du conflit armé et de la répression. Figure de proue du principal parti pro-kurde de Turquie, le HDP, Selahattin Demirtas est incarcéré depuis fin 2016 pour «propagande terroriste».
Il est accusé de plusieurs dizaines de crimes et délits dont celui d'insulte au président, et d'être lié au PKK, classé comme organisation terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux. Selahattin Demirtas a toujours nié ces accusations et le Conseil de l'Europe a régulièrement réclamé sa libération, conformément à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme. Il risque néanmoins jusqu'à 142 ans de prison. Le HDP demande aussi la libération de Gulten Kisanak et de Selcuk Mizrakli, tous deux anciens maires de Diyarbakir (sud-est), et celle de Figen Yüksekdağ, ancienne co-présidente du HDP.
Un autre opposant de taille, le maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu, qui s’est séparé du parti présidentiel AKP en 2019, et qui était vu comme un rival potentiel pour la présidence, a été condamné en décembre 2022 à deux ans et sept mois de prison ainsi qu’à la privation de ses droits politiques pour «insulte» aux membres du collège électoral. Il a fait appel de cette décision, mais la condamnation l’a tout de même privé d’une potentielle candidature à l’élection présidentielle.
16.753 inculpations pour «insulte au président»
Enfin, comme dans tous les régimes autoritaires, les écrivains, journalistes et universitaires ne sont pas en reste. Alors que la liberté d’expression et de la presse sont déjà fortement restreintes, le délit «d’insulte au président» a été très fréquemment utilisé avec 16.753 inculpations en 2022, selon les chiffres officiels. Selon l’organisation Reporters sans Frontières, 38 journalistes sont derrière les barreaux et des dizaines ont dû partir à l’étranger, à l’image de Can Dündar.
Cet ancien rédacteur en chef du quotidien de centre-gauche Cumhuriyet, basé en Allemagne depuis 2016, a été emprisonné en Turquie en novembre 2015 pour un reportage sur des livraisons d'armes par Ankara à des groupes jihadistes en Syrie. Fin 2020, il a été condamné en Turquie par contumace à 27 ans et 6 mois de prison. Plus d'un millier d'universitaires ont également été ciblés par la purge en 2016 pour avoir signé une pétition pour la paix, qui dénonçait la reprise du conflit entre Ankara et le PKK.