Le Brexit, une aubaine pour la francophonie ? Le Royaume-Uni sorti de l'Union européenne, l'anglais n'est désormais une langue officielle pour plus que 1 % de la population européenne, contre 18 % pour le français. De là à remettre en cause l'hégémonie de l'anglais dans les institutions européennes ? Dans la pratique, ce n'est pas si simple.
Malgré le Brexit, effectif depuis le 1er janvier dernier, l'anglais reste l'une des 24 langues officielles de l'UE. Pour l'en retirer, il faudrait un vote à l'unanimité du Conseil, organe composé des ministres de chaque pays Etats membres, qui siègent en fonction des sujets traités. En effet, comme il est écrit dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, «le régime linguistique des institutions de l'Union est fixé (...) par le Conseil statuant à l'unanimité par voie de règlements». Difficile d'imaginer que les Vingt-Sept parviennent à se mettre d'accord sur une telle décision. Elle susciterait très probablement l'opposition de l'Irlande et de Malte, dont l'anglais reste l'une des langues officielles.
Sans aller jusque-là, quelques voix s'élèvent plutôt pour réclamer une réduction du poids de l'anglais dans les institutions européennes, en faveur du français. C'est le cas par exemple de la secrétaire générale de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), la Rwandaise Louise Mushikiwabo, qui, dans une tribune au Monde publiée en février 2020, appelait à «un rééquilibrage entre les langues» dans l'UE, «sans exclure l’anglais» et en donnant «toute sa place au français».
L'anglais écrase la concurrence
En effet, bien qu'elle soit seulement l'une des 24 langues officielles de l'UE (et l'une des trois langues de travail de la Commission européenne avec le français et l'allemand), la langue anglaise est de loin la plus parlée dans les couloirs de Bruxelles et Strasbourg. Elle ne fait même qu'accroître sa domination depuis plusieurs décennies. Selon un rapport de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, publié en novembre 2019, 84 % des documents de travail de la Commission pour lesquels une traduction était demandée étaient initialement rédigés en anglais en 2017, contre environ 2 % pour le français comme l'allemand. En 1996, le français représentait encore 38 % des documents, et l'anglais 46 %. Une tendance à l'anglicisation qui se retrouve aussi au Conseil et au Parlement européen, affirme cette étude.
Enseignant à Sciences Po et spécialiste des questions européennes, Olivier Marty ne voit pas la suprématie de l'anglais être remise en question par la sortie du Royaume-Uni de l'UE. «Le Brexit aura un effet très limité. L'anglais reste une langue attractive, utilisée par le plus grand nombre, facile à apprendre et à parler, et ça va le rester», prédit le chercheur. «Il n'y a pas de raison de modifier la pratique dominante dans les institutions européennes, qui est celle du "globish" (une version simplifiée de l'anglais, NDLR)», abonde Yves Doutriaux, professeur de géopolitique à l'université Paris-Dauphine et ancien diplomate.
Dominant aux débuts de la construction européenne, le français, langue internationale de la diplomatie du XVIIIe jusqu'au milieu du XXe siècle, n'a donc pas grand-chose à espérer du départ du Royaume-Uni selon les deux chercheurs. Du moins pas à court terme. «A moyen ou long terme, le Brexit peut inciter les Européens à se détacher un peu de la langue anglaise et à parler davantage les langues de leurs voisins, mais ce mouvement prendra du temps», juge Olivier Marty, pour qui «on peut attendre un usage marginalement accru du français à l'avenir».
La très sensible question linguistique
Pour regagner en influence, le français aurait par ailleurs besoin d'une véritable impulsion politique. Mais Paris a-t-elle vraiment la volonté de s'engager dans un tel débat linguistique ? En mars 2018, à l'occasion de la Journée internationale de la francophonie, Emmanuel Macron avait critiqué la toute-puissance de l'anglais en Europe. «L'anglais n’est pas la seule langue qui a vocation d’être parlée par les Européens», avait-il déclaré lors d'un discours à l'Institut de France. «Cette domination n'est pas inévitable. Il nous appartient (...) de refaire du français une langue par laquelle on accède à un certain nombre d'opportunités», avait appelé le président français.
Depuis ces mots forts, le chef de l'Etat n'a pas à nouveau abordé le sujet, qui ne semble plus faire partie de ses priorités. Outre la crise du coronavirus, une telle indifférence s'explique selon Yves Doutriaux par la «grande difficulté de la question linguistique» dans l'UE. «Chacun défend le statut de sa langue», explique l'ex-ambassadeur, prenant l'exemple des vifs débats sur le brevet européen au début des années 2010, lancés par l'Espagne et l'Italie, au sujet des langues admises pour en faire la demande (anglais, français et allemand). Qui plus est, «c'est un combat que l'on risque de perdre», ajoute Yves Doutriaux, qui cite les difficultés françaises à garder le siège du Parlement européen à Strasbourg ou encore le poids économique de l'Allemagne. «En défendant maladroitement leur langue, les Français prendraient en plus le risque de paraître arrogants», souligne Olivier Marty.
Tous ces arguments semblent donc accréditer la piste du statu quo linguistique au sein de l'UE en faveur de l'anglais, malgré les appels de certains à un retour d'un multilinguisme consacré par les traités européens. Au désespoir en particulier du regretté écrivain italien Umberto Eco, qui avait eu cette phrase restée dans les mémoires : «La langue de l'Europe, c’est la traduction.»