Des milliers de Libanais ont déferlé samedi dans Beyrouth pour exprimer leur colère face à la classe politique jugée responsable de la double-explosion qui a fait plus de 150 morts et 6.000 blessés. En fin d'après-midi, des manifestants menés par des officiers à la retraite ont pris d'assaut le siège du ministère des Affaires étrangères à Beyrouth, le proclamant «quartier général de la Révolution».
Cette initiative, diffusée en direct à la télévision, est intervenue alors que l'attention des forces de sécurité se concentrait sur le rassemblement de milliers de protestataires dans le centre-ville, qui demandent des comptes aux autorités pour la gigantesque explosion au port il y a quatre jours.
Pour les Libanais déjà éprouvés par une crise économique inédite, l'explosion de mardi a été la catastrophe de trop, relançant un mouvement de contestation qui avait débuté en octobre pour dénoncer l'ensemble de la classe dirigeante, jugée corrompue et incompétente, mais s'était essoufflé en raison de la pandémie de Covid-19.
Massive, massive anti-government protests in Beirut today.
pic.twitter.com/hJAmc5VFui— Joshua Potash (@JoshuaPotash) August 8, 2020
«Vengeance, vengeance, jusqu'à la chute du régime», ont scandé les manifestants, certains portant des masques, d'autres des drapeaux ou des portraits des victimes de l'explosion, alors que les forces de sécurité tentaient d'empêcher certains groupes d'avancer vers le Parlement, selon des correspondants de l'AFP.
Live from the angry Beirut protests https://t.co/ephdySsAxn
— Timour Azhari (@timourazhari) August 8, 2020
Dans des rues adjacentes au rassemblement majoritairement pacifique malgré des tensions, des forces de sécurité ont tiré des gaz lacrymogènes tandis que des heurts limités les ont opposés à certains manifestants qui leur ont lancé des pierres. «Après trois jours passés à déblayer les décombres et panser nos plaies, il est temps de laisser exploser notre colère et de les sanctionner pour avoir tué des gens», affirme Farès al-Hablabi, 28 ans.
«Nous devons nous dresser contre tout le système (...) le changement doit être à la mesure de l'ampleur de la catastrophe», ajoute ce militant descendu dans la rue dès le déclenchement du soulèvement populaire le 17 octobre 2019.
21 disparus
Beyrouth s'est réveillée pour le quatrième jour consécutif au son du verre brisé ramassé dans les rues une armée de volontaires. L'explosion au port mardi, dont les circonstances ne sont toujours pas élucidées, aurait été provoquée par un incendie qui a touché un énorme dépôt de nitrate d'ammonium, dangereuse substance chimique.
La catastrophe a fait au moins 158 morts et plus de 6.000 blessés, dont au moins 120 sont dans un état critique, selon un dernier bilan du ministère libanais de la Santé, ainsi que près de 300.000 sans-abri. Le ministère a revu à la baisse le nombre de personnes portées disparues, indiquant qu'il était désormais de 21, alors qu'il en avait évoqué auparavant plusieurs dizaines.
L'ambassade de Syrie a annoncé que 43 de ses ressortissants figurent parmi les personnes décédées. De leur côté, les Pays-Bas ont annoncé que l'épouse de l'ambassadeur néerlandais au Liban Jan Waltmans était décédée des suites de ses blessures.
Le président Michel Aoun, de plus en plus décrié, a déclaré vendredi qu'il s'opposait à une enquête internationale, affirmant que l'explosion pourrait avoir été causée par la négligence ou par un missile. Une vingtaine de fonctionnaires du port et des douanes ont été interpellés, selon des sources judiciaire et sécuritaire.
Les trois députés du parti Kataëb (opposition), un parti historique chrétien, ont démissionné samedi, affirmant que le temps était venu de bâtir un «nouveau Liban».
Le secrétaire général de cette formation historique chrétienne a été tué dans l'explosion. Deux autres parlementaires qui avaient déjà démissionné après le drame.
«Pris en otage»
Deux jours après une visite du président français Emmanuel Macron, une visioconférence des donateurs en soutien au Liban aura lieu dimanche, co-organisée par l'ONU et la France, a indiqué la présidence française à l'AFP.
Le président américain, Donald Trump, a annoncé qu'il y participerait. «Tout le monde veut aider!», a-t-il tweeté.
Le Liban est en plein naufrage économique, après avoir fait défaut sur sa dette, et ses dirigeants ont été incapables de s'entendre sur un plan de sauvetage avec le Fonds monétaire international (FMI). «On n'en peut plus. On est pris en otage, on ne peut pas quitter le pays, on ne peut retirer notre argent des banques, le peuple est en train de crever de faim, il y a plus de deux millions de chômeurs et là, par négligence et à cause de la corruption (...), Beyrouth a été complètement détruite», lâche Médéa Azoury, une manifestante de 46 ans.
Le président du Conseil européen, Charles Michel, venu à Beyrouth, pour témoigner de la «solidarité» des Européens «choqués et attristés», a assuré aux Libanais qu'ils n'étaient «pas seuls». L'Union européenne a déjà débloqué 33 millions d'euros pour le Liban.
Le chef de la Ligue arabe, Ahmad Aboul Gheit, ainsi que le vice-président turc, Fuat Oktay, et le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, se sont également rendus à Beyrouth. Alors que les responsables étrangers se succèdent et que l'aide internationale afflue, les dirigeants honnis du Liban tentent de profiter de la situation, estime l'analyste Nasser Yassin, de l'Institut Issam Fares. «La crainte est que les autorités tirent profit de ce désastre et de l'attention arabe et internationale pour se remettre à flot», dit-il.