Le confinement a bouleversé la vie professionnelle de nombreux Français, pour beaucoup forcés de télétravailler. En parallèle, les métiers de ceux qui ont dû continuer à se rendre sur leur lieu de travail semblent avoir été revalorisés aux yeux de tous.
Quelles conclusions faut-il tirer de cette situation et qu'est ce que cela implique pour le futur ? David Graeber, anthropologue, économiste et professeur à la London School of Economics, estime que la situation peut être perçue comme choquante.
La crise a révélé que certains des métiers les plus utiles sont également parmi les moins bien payés, comment expliquer cela ?
C'est choquant n'est-ce pas ? Il semblerait qu'il y ait un rapport inversé entre la façon dont le travail de quelqu'un bénéficie de toute évidence aux autres et le salaire qui en découle ou même la manière dont chacun est traité, quel respect lui est accordé.
Certains économistes ont montré que les salaires sont directement liés à la notion de pouvoir. Plus le nombre de personnes travaillant, directement ou indirectement, «en dessous» de vous est important, plus vous êtes payé.
C'est renforcé par une étrange morale, peut-être profondément chrétienne, selon laquelle le travail est censé être une souffrance. Donc si vous en tirez quoi que ce soit de positif, y compris le fait de savoir que vous êtes utile aux autres, cela constitue déjà un paiement en soi.
Qu'a-t-on à apprendre de la situation actuelle ? Vers quelle réflexion doit-elle nous mener ?
Nous devons nous poser cette question fondamentale : qu'est qu'une économie ? Il y a 300 ans, une telle chose n'existait pas, pourtant aujourd'hui c'est tout ce qui intéresse nos leaders.
La première fois où l'idée d'une économie a été introduite, ce devait être le moyen par lequel nous nous gardions les uns les autres vivants et heureux, en fournissant à chacun la nourriture et la protection dont il a besoin. Aujourd'hui, nous nous attendons à ce que les gens souffrent et meurent pour l'économie.
Je pense que nous devons aussi réaliser que si nous continuons à fonctionner comme nous le faisions, le résultat sera un désastre écologique. Pensez au nombre incalculable de personnes qui n'avaient pas vraiment besoin de se rendre sur leur lieu de travail, mais dont on attendait qu'ils restent assis dans des tours de verre et d'acier à longueur de journée, traînant sur Facebook pour que leurs supérieurs se sentent importants.
Quelle quantité de carbone cela représente-t-il de les transporter ? De construire et d'entretenir les bâtiments dans lesquels ces gens font du conseil financier, du marketing, du lobbying ou de la gestion ?
Est-ce que cette crise pourrait conduire à un changement durable de notre système économique ?
Je pense qu'une porte a été ouverte. La question est de savoir si nous allons la refermer comme en 2008 (après le krach boursier, ndlr) et juste prétendre que nous pouvons revenir à la «normale».
Il s'est avéré que la «normale» était en fait une bombe à retardement et il est difficile d'imaginer que l'on puisse reprendre les choses comme avant. Par exemple, des millions et des millions de personnes, qui allaient travailler quotidiennement en étant secrètement convaincus que leur métier était complètement vide de sens, ou pouvait être fait en 15 minutes par jour, ont récemment été contraints de le reconnaître ouvertement.
Alors que la production est automatisée, c'est encore plus évident : les classes ouvrières ont toujours été celles qui «prennent soin», fournissent aux autres ce dont ils ont besoin. Aujourd'hui il parait impossible d'imaginer qu'elles ont jamais été autre chose.
Quand on supprime tout ce qui n'a pas de sens, ce que nous appelons l'économie, la «vraie» économie, c'est juste la façon dont nous prenons soin les uns des autres.
Peut-on construire une société fondée sur ces valeurs ? Il vaudrait mieux car si nous ne nous écartons pas du productivisme, en commençant aussi à prendre soin de la Terre, des ennuis encore plus sérieux que ceux que nous connaissons aujourd'hui nous attendent très bientôt.