Le télétravail, depuis la mise en place du confinement, le 17 mars, est présenté comme le meilleur allié de presque tous les actifs français. Presque, car le gouvernement a demandé à certains de continuer à se rendre sur leur lieu de travail, afin d'assurer le bon fonctionnement du pays. Une nouvelle notion a ainsi fait son apparition : celle de «secteurs essentiels».
Cela veut-il dire que toutes les autres professions, qui peuvent se contenter d'être poursuivies à distance, sont accessoires ? Selon l'anthropologue David Graeber il n'existe pas, en temps normal, «de mesure objective de la valeur d'un travail», mais on peut juger de son utilité en déterminant si sa disparition provoquerait un trouble.
En ce qui concerne ces «secteurs essentiels», c'est définitivement le cas. La crise a révélé leur caractère nécessaire et obligé le gouvernement à demander à ces salariés de continuer à travailler, en dépit des injonctions répétées à rester chez soi.
Cela concerne les professionnels de la santé, de manière plutôt évidente en période d'épidémie, mais aussi des métiers qui, le reste du temps, ne sont pourtant pas les plus valorisés socialement.
Dernièrement, les manifestations de gratitude se sont multipliées envers les soignants mais aussi les hôtes de caisse, les éboueurs, les routiers ou encore les agents d'entretien.
Tous ceux dont la fonction nous paraissait acquise auparavant, selon Aurélie Jeantet, sociologue, maîtresse de conférences à l'université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris.
«Heureusement qu'ils sont là»
«Ça allait de soi, on ne questionnait pas, développe-t-elle. Mais, en ce moment, on s'aperçoit qu'on est interdépendants. On est conscient de notre vulnérabilité et de la fragilité du système, on sait que les choses peuvent s'arrêter. C'est de là que vient ce sentiment de gratitude très fort : on se dit "heureusement qu'ils sont là"».
A l'inverse, cette période de crise peut amener à relativiser l'importance de certains métiers jugés plus prestigieux. «Imaginons, je suis à la tête d'une entreprise de prêt-à-porter, suppose la sociologue. Je sous-traite ma production en Chine ou au Bangladesh, je gagne beaucoup d'argent : le sentiment d'importance est grand mais avec le télétravail tout ça se dégonfle un peu.»
Aurélie Jeantet fait ici référence à toute «la dramaturgie du travail» qui ne peut plus s'exprimer en période de confinement. «Les gens qui me saluent, me font des courbettes, les réunions lors desquelles j'ai un statut particulier, mon bureau plus grand que les autres» : tout ça n'est plus d'actualité.
Caissières, chauffeurs, livreurs, éboueurs, agents de propreté, ouvriers, agriculteurs, auxiliaires de vie... et à celles & ceux qui travaillent pour permettre aux de continuer à vivre & se nourrir
Votre santé est notre priorité.Nous vous protégeonshttps://t.co/fv2AwXO5lK https://t.co/gY5Q1tZzoQ— Muriel Pénicaud (@murielpenicaud) April 12, 2020
«Le prestige que l'on attribue aux différents métiers relève d'une construction sociale, précise la chercheuse. Cela résulte de l'équilibre entre des rapports de force et des intérêts très conjoncturels, selon les époques et les lieux.»
Et ce sont précisément ces constructions qui sont ébranlées par la crise actuelle. Le confinement sonne l'arrêt d'une «course frénétique» et cette pause obligatoire modifie «le rapport au temps et à soi».
«La façon dont on incarne son rôle social est à repenser : je suis chez moi, comme les autres, dans le partage d'une situation d'humanité commune.»
Ce changement de regard pourrait-il transformer durablement notre système de valeurs ? Aurélie Jeantet en doute. Néanmoins, le sentiment de gratitude collective ressentie a quelque chose de «très affectif» qui «peut laisser des traces».
En ce qui concerne les soignants, cela «aboutira forcément à la revalorisation des salaires à laquelle le président s'est engagé». Peu de chances en revanche qu'il en soit de même pour les caissiers, livreurs ou autres éboueurs.
Dans tous les cas on salue le dévouement et le risque encouru, mais la différence réside, selon la sociologue, dans la notion de qualification. En ce qui concerne ces professions peu valorisées socialement, c'est «l'utilité sociale» et la notion de «service» que l'on apprécie aujourd'hui, mais la reconnaissance ne permet pas de revaloriser «l'activité de caissier en tant que telle».
«C'est un travail qui reste peu qualifié et, par défaut, c'est souvent comme ça que l'on juge de la valeur d'un métier. Dans le cas des soignants ou même des enseignants, il y a cette idée qu'ils font ça beaucoup mieux que nous.»
Le télétravail : grand vainqueur de cette crise sanitaire ?
Les 3/4 des Français souhaitent qu'il soit plus développé en France à l'avenir.@OdoxaSondages-@adviso pour @Challenges, @franceinfo et @francebleu
L'intégralité de cette enquête ici : https://t.co/KLSHTAu4qq pic.twitter.com/E4Nxy7n3Ur— Odoxa (@OdoxaSondages) April 9, 2020
Aurélie Jeantet estime néanmoins que la période est propice à la «remise en question» personnelle. «C'est le moment de me demander si mon métier est si important que ça, si ça vaut le coup de continuer et si je persiste à le faire comme avant».
Les chiffres semblent lui donner raison puisque, selon un sondage réalisé par Odoxa-Adviso Partners pour France Bleu, France Info et Challenges, 67% des actifs considèrent que «la période est plutôt favorable à une réflexion sur l'intérêt de [leur] travail». De la même façon, 72% d'entre eux profitent du confinement pour reconsidérer l'équilibre entre leurs vies professionnelle et privée et 69% réfléchissent à «ce qui compte vraiment pour [eux] professionnellement».
Une reflexion salutaire mais qui, selon la sociologue, «ne suffira pas pour bouleverser le système hiérarchique très inégalitaire de nos sociétés».