En Amérique latine, au Chili, à Hong Kong, en Bolivie, en Irak, en Iran au Liban et parfois en France, les manifestants descendent massivement dans la rue. Le plus souvent ces manifestants sont seuls face aux forces de sécurité, et seulement dans quelques cas sont-ils opposés à d'autres manifestants comme en Bolivie. Dans tous les cas, le scénario du peuple contre le pouvoir, élu mais contesté, s'impose.
Le pouvoir est pointé du doigt comme illégitime, voire psychopathe. L'hypothèse d'une foule manipulée est à exclure, et les manifestants bravent les gaz lacrymogènes et les balles en gomme de leur propre volition. D'ailleurs le pouvoir lui-même ne tente pas sérieusement d'avancer la thèse du complot étranger.
Commençons par Hong Kong: les habitants du territoire étaient réputés pour leur obsession du travail et du commerce, et leur absence d'intellectualisme. Je les ai observés lors de quatre séjours. Les Hongkongais aimaient certes leur statut spécial, et nourrissaient un chauvinisme culturel et linguistique (ils parlent cantonais, qui diffère du mandarin), et se flattaient d'accueillir des dissidents de Chine populaire continentale, mais leur particularisme s'arrêtait là. Ils toléraient assez bien leur rattachement à la grande Chine en 1997 ne regrettant pas les Britanniques. L'apathie politique des Hongkongais s'effrita en 2014 lorsque quelques centaines de milliers de personnes sortirent avec leurs parapluies pour exiger des élections libres, puis cette célèbre apathie disparut complètement en 2019 avec le mouvement des Parapluies II en cours.
Cette deuxième édition a été provoquée par le rejet citoyen de la loi sur l'extradition, que les autorités du territoire de Hong Kong voulaient adopter en douce. Pour les porteurs de parapluie, jeunes en grande majorité, extradition voulait dire transfert de Hongkongais devant un juge du parti communiste en Chine populaire. Les manifestants exigeaient le retrait de cette loi, et maintenant le suffrage universel pour toutes les instances élues du territoire, pour en finir avec l'attribution de sièges réservés aux listes pro-Pékin. Une cause facile à comprendre en Occident.
L'Amérique latine en ébullition
Passons à l'Amérique latine, où le peuple dans la rue n'a pas réussi à débarquer le socialiste révolutionnaire Nicolas Maduro, président manipulateur de la Constitution et à la réélection suspecte. Les foules anti-Maduro, de tous âges et toutes conditions, sont beaucoup plus vastes que les pro-Maduro. Au Chili, voilà une jeunesse étudiante qui proteste contre la privatisation à outrance, le démantèlement des services publics, la hausse des prix. Les jeunes s'opposent à un président légalement élu, qui en est à son deuxième mandat, non consécutif - donc l'électorat l'a nécessaiement aimé à certains moments déterminés! Le processus fut donc parfaitement démocratique, l'alternance parfaite. Or les jeunes ne veulent plus de lui, et leurs parents les soutiennent. Les conservateurs se groupent derrière Piñera et la police et la gendarmerie (carabineros) honnies.
En Bolivie, une partie des indigènes ont inondé les rues jusqu'au départ du premier président indigène, Evo Morales, qui ne respecta pas les limitations constitutionnelles des mandats et qui frauda vraisemblablement dans les urnes. Réfugié au Mexique depuis le 10 novembre 2019 à la suite du revirement de la police et de l'armée, son retour est réclamé par d'autres indigènes qui manifestent massivement ! La Bolivie découvre lentement ce qu'est la démocratie dans une des rares nations indigènes d'Amérique latine.
Un «printemps arabe II»
Enfin, au Moyen-Orient la contestation ressemble presque à un printemps arabe II. Au Soudan, le scénario du peuple contre l'armée était criant: l'homme fort Omar al-Bachir fut renversé par sa propre armée en 2019 après des mois de contestation de masse, face à des milices gouvernementales sanguinolentes. On n'a d'ailleurs pas vu de partisans de Bachir dans la rue: pas de 30 mai 1968 sur les Champs-Élysées pour lui! Mais jamais le Soudan n'a été une démocratie.
L'Algérie, elle, fut davantage remarquée: depuis 10 mois les foules dénoncent d'abord le parti au pouvoir, le président Bouteflika, et maintenant l'armée et la totalité de la classe politique en place, opposition tradtionnelle comprise. Une jeune nation tente de surgir, et rejette les simulacres d'élections.
Enfin, au Liban, la contestation ressemble à celle des Algériens: à bas la classe politique toute entière. Les Libanais de toutes confessions agitent le drapeau national, et il n'y a guère que les militants du Hezbollah, ainsi que la police, pour montrer de l'hostilité brutale dans la rue. La fin des camarillas régnantes, au Liban comme en Algérie, est le but de la contestation qui prend des allures d'assainissement civique. Tous corrompus, tous dehors, finie la fausse démocratie, place au peuple!
Enfin, deux cas bien tristes: l'Irak et l'Iran. Dans les deux pays, les manifestants reprochent à leurs gouvernants leur impéritie, leur cupidité, leur corruption. Il n'y a pas de revendications constitutionnelles comme à Hong Kong. Seulement un dégoût palpable pour leur régime, qu'ils considèrent comme des usurpateurs. Deux cents morts aux mains de la police et des milices dans chacun de ces pays. Aucun aspect confessionnel chez ces manifestants qui sont chiites mais sans identification politico-religieuse.
La contestation de masse est donc devenue une méthode adaptée à des situations diverses. Par le nombre, les manifestants tentent de faire peuple, et de devenir invincibles. Les réseaux sociaux leur ont été utiles pour être mobiles, et non pas pour les doper à la consommation et aux selfies. D'ailleurs, dans la plupart des pays hors Hong Kong, les manifestants ont à peine l'argent pour se nourrir, alors à quoi leur serviraient des applis d'achat en ligne? Et si la démocratie formelle sert à infliger des désagréments sur les peuples, alors le respect des formes vole en éclats.
Les régimes, eux, n'ont pas encore appris à récupérer les revendications populaires. Ils sont trop primitifs, ou bien craignent-ils carrément pour leur survie. La question de la légitimité des gouvernements, même élus démocratiquement, est posée.