«Cet endroit est en Ethiopie, c'est sûr» : pour Haish Woldu, un paysan de 76 ans, il ne fait aucun doute que l'église dont son fils est le prêtre, dans le village d'Engal, aux confins septentrionaux de l'Éthiopie et à la frontière avec l'Érythrée, est située sur le sol éthiopien.
Niché au bas de montagnes pelées et rocailleuses, Engal n'est pourtant officiellement pas en territoire éthiopien. Après la guerre de 1998-2000, une commission internationale indépendante avait déterminé en 2002 qu'Engal, comme la ville symbole de Badme, 350 km plus à l'ouest, appartiennent en fait à l'Érythrée.
Les conclusions de cette commission, soutenue par l'ONU, n'ont cependant jamais été appliquées par l'Éthiopie, qui continue à contrôler ces deux villes et d'autres portions de territoire.
Mais les habitants d'Engal et d'une partie du district environnant, peuplé par l'ethnie Irob, doivent maintenant faire face à la perspective que leurs terres reviennent prochainement à l'Érythrée en échange de la paix.
Le mois dernier, le nouveau Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a pris le contrepied d'années de politique éthiopienne à l'égard d'Asmara en se disant prêt à mettre en œuvre le jugement de la commission de 2002.
Cette décision a mené à la signature le 9 juillet d'une «déclaration conjointe de paix et de coopération» mettant fin à deux décennies d'état de guerre entre les deux pays.
Les leaders irob souhaitent la paix, mais ils préviennent que la question frontalière reste sensible. Les Irob seraient séparés de chaque côté de la frontière.
«La décision va diviser la population», prévient Daniel Hagos, un prêtre catholique de la ville d'Alitena, à majorité irob. «Si les frères sont divisés, cela va être un problème. Je ne pense pas qu'on aura la paix».
Crainte des Érythréens
Autrefois façade maritime de l'Éthiopie, l'Érythrée a déclaré son indépendance en 1993 après avoir chassé les troupes éthiopiennes de son territoire en 1991 au terme de trois décennies de guerre.
Après l'indépendance, la frontière n'a jamais été formellement démarquée. Pendant cinq ans, les esprits se sont échauffés jusqu'à ce qu'un incident frontalier ne débouche en 1998 sur un conflit à grande échelle (80.000 morts).
Le territoire irob, rare bastion du catholicisme éthiopien, a été envahi par les Érythréens au début de la guerre et est resté entre leurs mains pendant quasiment les deux années suivantes.
Le refus d'Addis Abeba d'appliquer le jugement de la commission de 2002 a ensuite entretenu l'animosité entre les deux pays, l'Érythrée justifiant par la menace éthiopienne des mesures répressives, comme la conscription obligatoire et illimitée.
C'est l'arrivée au pouvoir en avril de M. Abiy, un réformateur de 42 ans, qui a permis d'amorcer ce rapprochement inattendu. Sa main tendue a été acceptée par le président érythréen Issaias Afeworki, au pouvoir depuis 1993. Cette normalisation a été saluée par des scènes de joie dans les deux capitales.
Mais en territoire irob, accessible seulement par une étroite piste en terre gardée par des postes de contrôle de l'armée, l'annonce initiale de M. Abiy a été accueillie par une manifestation de rue.
A la fois minorité ethnique et religieuse, les Irob rejettent résolument tout empiètement sur leurs droits et craignent le retour des Érythréens, qui ont commis des abus pendant l'occupation, selon l'administrateur du district, Niguse Hagos.
«Cette décision va décomposer le peuple irob», accuse-t-il, en affirmant que près d'un tiers des 33.000 habitants du district risquent ainsi de se retrouver de l'autre côté de la frontière.
Des opportunités aussi
Pour l'heure, aucune terre n'a encore changé de mains. Et un journaliste de l'AFP a pu observer des tanks éthiopiens camouflés le long de la route menant au district, leurs canons pointés vers l'Érythrée.
Certains Irob estiment toutefois que la nouvelle donne présente aussi des opportunités. Il serait à nouveau possible d'atteindre la ville de Senafe en Erythrée et de relancer le commerce dans cette région pauvre et ravagée par la sècheresse.
Et peut-être apprendrait-on ce que sont devenus les 96 Irob qui avaient disparu lors de l'occupation du district par l'Erythrée.
«Si les deux pays font la paix, peut-être que mon mari reviendra», espère Abrahet Niguse, une commerçante dont l'époux, accusé d'avoir donné de la nourriture aux soldats éthiopiens, avait été arrêté par les Erythréens pendant la guerre et n'a plus donné signe de vie depuis.
Aucun des deux pays n'a expliqué comment la frontière allait être démarquée. Mais pour Mammo Muchie, professeur à l'université de Tshwane en Afrique du Sud, la question frontalière est aujourd'hui moins centrale que la proximité entre MM. Abiy et Issaias.
«La frontière devrait être secondaire maintenant. La relation est le plus important», fait-il valoir. Pour lui, la frontière «créra toujours des problèmes, il y aura toujours des tensions, il y aura toujours des gens mécontents de la situation».
De nombreux Irob aspirent à retrouver la situation d'avant-guerre, quand les gens pouvaient aller librement et sans peur en Erythrée puis revenir.
«Nous voulons la paix», assure Girmay Abraha, un conducteur né dans le district. «Mais nous pensons que nous devrions pas à avoir à donner des terres pour l'obtenir».