Être artiste en Turquie, où la liberté d'expression s'érode de jour en jour qui plus est dans le sud-est du pays en proie à des violences quasi quotidiennes, «cela relève de l'absurde», reconnaît Erkan Özgen.
Pourtant, cet artiste kurde a ouvert à la rentrée une nouvelle galerie d'art contemporain à Diyarbakir et ne compte pas s'arrêter là : «J'ai beaucoup d'autres projets», dit-il avec un optimisme qui pourrait surprendre.
En effet, le monde des arts est aujourd'hui sous pression en Turquie dans un contexte d'autoritarisme croissant depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016 contre le président Recep Tayyip Erdogan.
Après ce coup de force, les autorités ont lancé des purges qui, au-delà des putschistes présumés, ont touché les cercles intellectuels et artistiques critiques.
Dans ce contexte, nombre d'artistes s'autocensurent ou quittent le pays. D'autres, toutefois, cherchent à développer de nouvelles manières d'aborder la situation politique, misant sur une approche plus subtile.
«La scène artistique à Istanbul n'est pas en train de rétrécir, elle est en train de devenir plus intéressante», estime l'une de ses membres, Safak Catalbas. «Les circonstances difficiles nous rendent plus créatifs».
«Nouveau langage»
La Biennale d'Istanbul, la plus importante manifestation d'art contemporain en Turquie qui s'est achevée le 12 novembre, a permis de le constater.
L'exposition concoctée par le duo scandinave Michael Elmgreen et Ingar Dragset ne s'est pas privée de commenter toute une série de sujets d'actualité brûlants, comme la crise des réfugiés ou les conflits en Syrie et en Irak.
Ainsi, M. Özgen, dans une courte vidéo baptisée «Wonderland» diffusée lors de la Biennale, montre un garçon syrien muet, Mohammed, raconter avec les mouvements de son corps sa vie sous la domination du groupe Etat islamique.
Mais, en filigrane, l'exposition a aussi mis le doigt sur la situation politique en Turquie, avec notamment une fresque murale de la plasticienne franco-marocaine Latifa Echakhch montrant une foule de manifestants évanescente, évoquant l'agonie des idéaux démocratiques en Turquie après l'écrasement des protestations antigouvernementales de Gezi en 2013. Au moins huit personnes avaient été tuées et plus de 8.000 blessées par la police lors de ces manifestations, selon des ONG turques.
Autre exemple : de fausses caméras de vidéosurveillance en céramique, de l'artiste turque Burçak Bingöl, disséminées à travers la ville, rappelant le regard inquisiteur des autorités dans un pays qui vit sous l'état d'urgence depuis plus d'un an.
«Toute exposition doit, d'une manière ou d'une autre, aborder le contexte politico-social local pour être pertinente», souligne la directrice de la Biennale, Bige Örer. «Nous avons tenté de trouver un nouveau langage pour traiter du contexte actuel».
Résilience
Pour Asli Sümer, qui dirige une galerie à Karaköy, dans la Corne d'Or, le quartier historique de la rive européenne d'Istanbul, tout est question de point de vue: plutôt que de critiquer frontalement les autorités, les artistes dont elle expose les oeuvres s'intéressent aux façons de surmonter les épreuves.
«Un artiste avec qui je travaille étudie tout particulièrement les plantes et leur capacité à repousser en étant plus résistantes», dit-elle.
Outre la Biennale, la Foire internationale d'art contemporain à Istanbul, qui a accueilli plus de 80.000 visiteurs du 14 au 17 septembre, a également montré la résilience de la scène artistique.
Cette année, l'une des principales oeuvres exposées était la «Box of democracy» de Bedri Baykam, figure de la scène artistique turque, une sorte de cabine téléphonique d'un mètre carré qui veut offrir un espace de liberté totale.
Ressortir aujourd'hui cette oeuvre créée en 1987 pour critiquer les années de répression héritées du coup d'Etat militaire de 1980 est en soi un acte éloquent.
La Foire internationale et la Biennale ont suscité cette année un engouement à Istanbul qui contraste avec la rentrée de 2016, plombée par les retombées du putsch manqué et par une série d'attentats. «Nous avons senti qu'une nouvelle énergie émergeait», s'enthousiasme Mme Örer.
Le maintien d'une certaine liberté de créativité est rendu possible en grande partie par le financement de l'art contemporain par des fonds privés - pour la Biennale d'Istanbul, essentiellement la holding Koç.
«De ce fait, l'Etat dispose de peu de leviers pour faire pression», souligne Orhan Esen, expert d'histoire urbaine et fin connaisseur de la scène artistique stambouliote.
«Solidarité»
Les difficultés actuelles ne sont pas nouvelles: la répression brutale du mouvement de contestation du printemps 2013 autour du parc Gezi, dans lequel de nombreux artistes s'étaient impliqués, a marqué la fin d'une forme d'insouciance.
Outre la situation politique, plusieurs actes de vandalisme récents ont ébranlé la scène artistique. Fin octobre, une statue de l'Australien Ron Mueck, représentant un homme nu, a ainsi été malmenée sur la rive asiatique d'Istanbul.
L'an dernier, plusieurs agressions dans le quartier de Tophane, sur la rive européenne d'Istanbul, ont contraint des galeries à déménager à Kadiköy, sur la rive asiatique.
«L'autre jour, des amis artistes m'ont dit "Désormais, on ne va pas exposer certaines de nos oeuvres en Turquie», regrette Erkan Özgen, l'artiste de Diyarbakir, ajoutant que certains de ses amis ont quitté le pays.
Mais pour lui, hors de question de s'en aller. «On ne peut pas fuir éternellement».