La Cour suprême indienne a jugé jeudi que les Indiens bénéficiaient d'un droit constitutionnel à la vie privée, décision capitale dont les ramifications pourraient s'étendre des libertés numériques à la dépénalisation de l'homosexualité.
La plus haute instance judiciaire d'Inde s'est retrouvée confrontée à ce sujet brûlant en cet âge du «big data» lors d'une action en justice contre Aadhaar, une gigantesque base de données biométriques présentée par le gouvernement comme un outil majeur de développement.
Les détracteurs d'Aadhaar, lancée en 2009 et qui contient à ce jour les données biométriques (empreintes digitales, iris...) de 1,1 milliard d'Indiens, estiment que l'obligation d'y être enregistré pour avoir accès à un nombre croissant de services comme l'ouverture d'un compte en banque, d'une ligne de téléphone ou l'octroi de subventions, pose un danger aux libertés civiles.
Saisie de la question, la Cour suprême a finalement tranché jeudi et déclaré le respect de la vie privée un droit inaliénable: «le droit au respect de la vie privée est part intrinsèque de l'article 21 (de la Constitution) qui protège la vie et la liberté», a déclaré le panel de neuf juges dans une décision unanime.
Le pouvoir indien soutenait que le droit à la vie privée passe après celui des masses à la santé, à l'eau ou à mener une vie digne. Selon lui, l'obligation de respect de la vie privée entrave ses programmes de développement. «Aujourd'hui marque une grande victoire pour les citoyens indiens», s'est félicité Prashant Bhushan, avocat des pétitionnaires, à la sortie de la Cour suprême.
La décision de jeudi ne portait que sur la question de constitutionnalité de la vie privée. La Cour suprême va désormais pouvoir reprendre son examen du recours contre Aadhaar (mot signifiant «fondation» en hindi). Au-delà du cas d'Aadhaar, estimait jeudi la presse indienne, cette décision pourrait par un mécanisme de dominos rouvrir plusieurs arrêts emblématiques comme le maintien d'un article du code pénal pénalisant l'homosexualité.
«État policier»
«Si j'arrive à arrêter de sourire, je pourrai vous parler. C'est un événement majeur dans la longue histoire du droit à la vie privée», s'est réjouie Mishi Choudhary, une défenseure des libertés numériques, jointe par téléphone à New York où elle veillait toute la nuit pour suivre l'annonce du jugement.
Les Constitutions rédigées au XXème siècle et avant, explique-t-elle, ne se penchaient généralement pas sur le droit à la vie privée, un sujet de société devenu fondamental en ce début de XXIe siècle à l'heure d'internet et d'un monde ultra-connecté. «La Cour suprême indienne a fait un pas de géant. Cette décision sera examinée par les sociétés respectueuses de la règle de la loi avec une importance énorme», a déclaré à l'AFP la directeur juridique du Software Freedom Law Center.
Présentée à l'origine comme fonctionnant sur la base du volontariat et destinée à fournir à tout Indien une pièce d'identité, l'inscription dans Aadhaar est devenue centrale dans la vie du 1,25 milliard d'Indiens. Il leur faut désormais un numéro Aadhaar même pour passer des examens, et le gouvernement aimerait l'étendre à l'achat de billets de train ou d'avion.
«Si vous avez le même numéro (d'identification) dans chaque base de données, pour les billets pour partir en voyage, le téléphone, la banque, alors n'importe qui au ministère de l'Intérieur ou dans les services de renseignement pourra extraire tous les informations sur moi», expliquait le mois dernier à l'AFP Reetika Khera, professeur d'économie à l'IIT Delhi, critique d'Aadhaar.
«Les gens qui disent qu'Aadhaar est la création d'un Etat policier ne versent pas dans l'hyperbole», a estimé pour sa part Mme Choudhary. Les délais d'examen de la Cour suprême indienne sont notoirement longs. Aucune décision ne sera probablement prononcée sur Aadhaar avant des mois. Dans le texte de la décision sur la vie privée, l'un des neuf juges a conclu son avis sur ces mots: «Le vieux monde cède sa place à un nouveau».