Un quart de siècle après la répression sanglante du mouvement pro-démocratique par l'armée chinoise place Tiananmen, l'ancien leader étudiant Wu'er Kaixi se réveille encore la nuit, hanté par le souvenir de ses camarades tués.
Au printemps 1989, sur l'immense place au coeur de Pékin, l'endroit le plus symbolique du pouvoir chinois, les étudiants qui réclamaient la démocratie et la liberté avaient été rejoints par l'immense majorité de la population dans un climat d'euphorie qui s'était propagé à tout le pays.
Mais après sept semaines d'occupation de la place, ils en furent chassés par l'armée la nuit du 3 au 4 juin, une répression sanglante qui fit des centaines de morts et jusqu'à plus d'un millier selon certaines sources. Depuis, le régime communiste s'applique à prévenir toute répétition.
"A l'époque, il semblait tout à fait probable que les autorités reculeraient, répondraient à notre appel à des réformes politiques", raconte Wu'er Kaixi, le plus charismatique des leaders étudiants de Tiananmen, alors âgé de 21 ans.
"Je pense qu'au début (de la répression), tout le monde était sous le choc. Moi le premier", a-t-il confié dans un entretien à l'AFP à Taïwan où il a trouvé refuge, après être devenu alors la deuxième personne la plus recherchée du pays.
Alimentée par la frustration accumulée pendant une décennie de bouleversements économiques, la mobilisation étudiante avait pris de l'ampleur quand les funérailles de l'ancien chef du parti Hu Yaobang, décédé le 15 avril, se transformèrent en manifestations d'hommage à ce partisan des réformes politiques, limogé par Deng Xiaoping deux plus tôt après une première vague de manifestations étudiantes.
Les étudiants choisirent la place Tiananmen comme lieu de ralliement. Des milliers entamèrent une grève de la faim. Face au portrait de Mao, il érigèrent une "Déesse de la démocratie" sur le modèle de la statue de la liberté américaine.
Wu'er accéda à la célébrité lors d'un débat télévisé en direct avec le Premier ministre Li Peng. L'étudiant n'hésita pas à interrompre et à contredire ce tenant de la ligne dure.
"On maintenait la pression et on espérait que le régime ferait un choix positif", se souvient-il. Ils auraient pu ouvrir le dialogue et, ce faisant, ils auraient certainement pu continuer de jouer un rôle prédominant dans l'évolution politique de la Chine. Au lieu de ça, ils ont fait un autre choix: la répression militaire".
- "Les balles qui sifflent" -
Le 15 mai, la visite du chef de l'Etat soviétique Mikhail Gorbatchev, très suivie par la presse internationale, est occultée par l'énorme mobilisation populaire des Pékinois en l'honneur du réformateur russe.
Profondément divisée, la direction communiste chinoise bascule du côté des "durs", emmenés par Deng Xiaoping, qui veut décréter la loi martiale contre ce qu'il qualifie désormais de "rébellion contre-révolutionnaire".
Le modéré Zhao Ziyang, secrétaire-général en titre du Parti, fait sa dernière apparition le 19 mai place Tiananmen. En larmes, il implore les manifestants de rentrer chez eux. Limogé, il restera en résidence surveillée jusqu'à sa mort en 2005.
Décrétée le 20 mai, la loi martiale se heurte à une résistance populaire massive et pacifique. Jusqu'à ce que l'Armée populaire de libération, mobilisant des dizaines de milliers de soldats appuyés par des centaines de chars, tire dans le tas dans la nuit du 3 au 4 juin.
"Les balles qui sifflent au-dessus de votre tête, c'est quelque chose qu'on n'apprend dans aucun film ni aucune littérature. Jusqu'au jour où cela vous arrive en vrai", raconte Wu'er Kaixi.
Les autorités traquèrent les leaders du mouvement, dont beaucoup finirent en prison, malgré les réseaux Hongkongais qui aidaient des étudiants à fuir le pays.
"Partout, des Chinois nous soutenaient et m'ont aidé à fuir. J'ai réussi à atteindre la frontière au sud", se souvient Wu'er.
Après le tollé international vinrent les sanctions contre la Chine. Mais devant son essor économique insolent --deuxième puissance économique mondiale aujourd'hui--, beaucoup d'Etats se sont fait discrets sur la question des droits de l'homme.
- "Je ne trouve pas la paix" -
Au début de son exil, Wu'er était "triste, en détresse". Ensuite, "il a fallu affronter", dit-il. Éloquent et dynamique, ce fils d'intellectuels ouïghours a fait carrière dans la finance et comme commentateur politique.
"C'est triste. Triste pour moi, pour ma famille, mais c'est aussi très triste pour la Chine. Je ne peux pas vivre en paix en exil, je n'accepte pas d'être tyrannisé par l'un des plus puissants régimes totalitaires du monde."
Mais la nuit, le souvenir de ses camarades tués l'empêche encore souvent de dormir: "Je ne peux pas vivre en paix en ayant survécu à ce massacre", explique-t-il.