Mis en place pour combattre le coronavirus, le confinement fait craindre le pire pour les enfants victimes de violences. En première ligne sur ce dossier, le secrétaire d’Etat à l’Enfance, Adrien Taquet, a répondu aux questions de CNEWS et signale lui-même une hausse des appels passés au 119, le numéro de l'enfance en danger. Le responsable politique aborde également la question des enfants placés ou celle des mineurs étrangers isolés. Entretien.
L’Elysée a fait savoir, mercredi 8 avril, que le confinement allait être prolongé au-delà du 15 avril. Une décision de salubrité publique nécessaire mais qui, à des degrés divers, met des milliers d’enfants en péril. Combien d’appels sont passés aujourd’hui au 119, le numéro pour l’enfance en danger ? Quelles évolutions avez-vous constaté ?
Jusqu’à la semaine dernière, les remontées qui nous parvenaient n’indiquaient pas d’évolution notable du nombre d’appels. Nous étions à environ 750 appels par jour.
Cela n’était pas rassurant car on sait que la grande majorité des violences faites aux enfants ont lieu dans le cercle familial et que cette période de confinement est propice à ce type de violences. La stabilité des appels pouvait donc signifier qu’on ne repérait pas les violences. Par ailleurs, les écoles qui, en temps normal, remontent ces situations, ne peuvent plus alerter comme avant puisqu’elles sont fermées.
Nous surveillons la situation en temps réel et j’échange régulièrement avec Violaine Blain, la directrice générale du Groupement d’Intérêt Public Enfance en Danger (GIPED) qui gère le 119. Nous avons rendu publics les chiffres cette semaine : en comparant les trois premières semaines de confinement aux trois semaines qui l’ont précédé, il y a eu une hausse de 20 % des appels. Si l’on considère la première semaine du mois d’avril (du 1er au 7 avril, très exactement) il y a eu une hausse de 50 % des appels.
Pourquoi ces hausses précisément à ce moment-là, selon vous ?
Cette hausse de 50 % du nombre d’appels au 119 au cours de la première semaine d’avril correspond, ou du moins coïncide dans les pics d’appels, avec la grande campagne télévision, internet et radio que nous avons lancée pour sensibiliser et alerter sur ce sujet.
Sur la première semaine d'avril, il y a eu une hausse de 50 % du nombre d'appels passés au 119
Le message qu’il faut absolument faire passer, et que les associations, le gouvernement, et bien sûr moi-même, ne cessons de marteler, est que chacun d’entre nous doit être la vigie de la sécurité de nos enfants.
En temps normal, seul un Français sur quatre appelle le 119 ou le 17 dans le cas d’une suspicion de violences sur un enfant. Ce n’est pas suffisant. L’augmentation des appels cette semaine signifie aussi que les Français connaissent de mieux en mieux ce numéro et c’est un point positif.
Ce pic d’appels correspond à quels genres de situations ?
Il y a d’abord eu une hausse des appels considérés comme urgents par les écoutants du 119, et qui sont donc transmis sans attendre aux services sociaux du département concerné. Ces derniers lancent alors une enquête sociale pour agir de façon adaptée. Ces appels dits urgents ont augmenté de 60 % sur la période de confinement.
Plus saisissant encore, il y a eu une hausse de 35 % des appels qui sont transmis par le 119 directement à la police et à la gendarmerie. Ici, ce sont des appels pour lesquels on considère qu’il y a un danger imminent pour les enfants.
Ce sont les enfants qui donnent eux-mêmes l’alerte ?
Oui, nous avons effectivement une hausse des appels passés par des enfants. Dans le détail, la hausse est de 34 % lorsque les enfants qui appellent se déclarent eux-mêmes en danger, mais on constate aussi une hausse des appels faits par des enfants qui signalent des violences sur des copains, des camarades (+ 36 %). Il y a, enfin, une hausse des appels effectués par les voisins et elle est ici de 30 % environ.
Avec le confinement, on parle beaucoup de bienveillance pour aider les plus vulnérables. Cela doit-il aussi passer par la vigilance pour aider à repérer et signaler les enfants victimes ?
Absolument. Je le dis sans aucune réserve : quand on a le moindre doute, on appelle le 119. Le faire, ce n’est pas être dans la délation, c’est être dans la vigilance.
Quand on entend des cris de l’autre côté du mur, par exemple, on va demander ce qui se passe – sans se mettre en danger bien sûr – mais on montre, dans la mesure du possible, qu’on est là et on appelle le 119.
Alerter, ce n'est pas être dans la délation, c'est être dans la vigilance
Des professionnels sont à l’écoute et sauront précisément ce qu’il faut faire, c’est leur métier. Mais dans le doute, chacun d’entre nous doit appeler le 119. Il y a peut-être une vie d’enfant derrière à sauver.
Le gouvernement a également mis en place, le 2 avril, un formulaire sur le site allo119.gouv.fr qui permet de signaler en ligne une situation de violence. Quels en sont les premiers retours ?
En moins d’une semaine, il y a eu plus de 130 remontées qui ont été faites via ce formulaire. On voit déjà l’utilité de cet outil qui permet d’alerter plus discrètement et diversifier les canaux de signalement.
Les enfants, ou les témoins, ont également la possibilité de signaler ces violences en pharmacie ou par SMS au 114. Or, ce numéro n’est pas indiqué dans la campagne de communication en cours...
Le principal canal de signalement, celui qui est prioritaire et sur lequel il faut coûte que coûte communiquer, c’est le numéro de téléphone de l’enfance en danger : le 119.
Mais le 114, qui est le numéro dédié à la violence familiale, peut bien évidemment servir aussi pour les enfants.
Il y a d’ailleurs eu récemment quatre signalements faits par des enfants qui ont envoyé un SMS au 114 et, dans deux cas, cela a donné lieu à une intervention des forces de police. C’est potentiellement deux enfants qui ont pu être sauvés.
Prolonger le confinement revient à allonger la scolarité de tous les enfants, dont ceux placés en foyer. Or, beaucoup de structures manquent de matériel. A cet égard, vous avez lancé un appel aux dons auprès des particuliers et des entreprises. Où en est-on ?
On a effectivement lancé l’opération desordispournosenfants.fr avec Cédric O, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique.
A ce jour, 2.000 ordinateurs ont été acheminés vers les foyers ou sont en cours d’acheminement. Et nous tablons sur 4.000 ordinateurs supplémentaires qui seront acheminés à partir de la semaine prochaine.
Cela veut-il dire que les besoins sont ici pourvus ?
Pas totalement. Pour évaluer les besoins, nous avons interrogé toutes les associations de protection de l’enfance qui gèrent les foyers et les structures d’accueil et qui nous ont fait remonter le chiffre de 10.000 ordinateurs. Sur le site desordispournosenfants.fr, on peut voir précisément sur une carte où est située chacune de ces structures, le nombre d’ordinateurs dont chacune a besoin, ainsi que leurs coordonnées.
L’idée est que les entreprises locales, qu’elles soient grandes ou petites, puissent se rapprocher de ces structures d’aide à l’enfance et leur donner des ordinateurs. On en est aujourd’hui à 6.000 ordinateurs et nous sommes sur la bonne voie pour atteindre les 10.000 prochainement.
Des éducateurs ont-ils bénéficié de formations spécifiques pour pouvoir accompagner ces enfants dans leur scolarité en cette période de confinement ?
Les éducateurs sont formés pour encadrer les enfants et les accompagner dans leurs activités quotidiennes, comme l’aide aux devoirs. Ils n’ont pas eu de formation spécifique pour la période de confinement. Compte tenu de la période actuelle, l’urgence était de garantir que ces enfants puissent continuer à avoir accès à l’école.
Certains éducateurs dénoncent une situation explosive dans les foyers d’accueil de l’Aide sociale à l’enfance du fait du confinement. On parle de mineurs enfermés 24 heures sur 24 ensemble, parfois sans aucune visite ni activités. Que répondez-vous ?
Il est vrai de dire que la situation générale dans les foyers n’est pas simple et c’est pourquoi nous la suivons avec la plus grande attention. J’organise chaque semaine une réunion téléphonique sur l’ensemble des sujets avec l’ensemble des représentants des professionnels de l’aide à l’enfance, dont ceux qui gèrent les foyers.
Nous rencontrons des difficultés mais globalement, un vrai effort collectif est fait pour s’adapter à la nouvelle situation. La continuité de l’accès à l’école pour les enfants des travailleurs sociaux a notamment permis à 20 à 30 % de travailleurs sociaux de retourner travailler dans les foyers pour l’encadrement des enfants.
Ensuite, c’est vrai aussi qu’un certain nombre d’activités extra-scolaires ont dû être suspendues avec le confinement. Pour y remédier nous avons, via la plate-forme jeveuxaider.gouv.fr lancée par Gabriel Attal, le secrétaire d’Etat à la Jeunesse, intégré le secteur de la protection de l’enfance dans les missions de soutien que les bénévoles pouvaient mener.
Avec Roxana Maracineanu, la ministre des Sports, nous avons enfin envoyé des instructions aux 200.000 éducateurs sportifs de la jeunesse et des sports, aujourd’hui souvent sans activité, pour les inviter à intervenir et faire faire des activités aux jeunes qui dépendent de l’Aide sociale à l’Enfance.
Des associations pointent néanmoins toujours un manque de moyens de protection face à l’épidémie. Elles déplorent disposer ni de masques en nombre suffisant, ni de gel hydroalcoolique...
Sur la question des gels hydroalcooliques, la situation est en train de se régler. Pour ce qui est des masques, la priorité va bien entendu aux personnels soignants. Mais le gouvernement a publié un décret le 20 mars dernier pour assouplir les possibilités offertes aux collectivités locales ou aux associations de commander des masques. Ce décret a également eu pour effet de diminuer, voire de supprimer, les réquisitions que l’Etat pouvait faire sur ces structures.
Ce faisant, beaucoup d’associations et de collectivités commencent à commander des masques et à les répartir dans leurs services, dont ceux dédiés à la protection de l’enfance qui sont prioritaires après les Ehpad.
Dans les foyers, l'approvisionnement en gel hydroalcoolique est en train de se régler
L’Etat a par ailleurs fait homologuer une dizaine de modèles de masques alternatifs. La liste des contacts de leurs fabricants a été transmise aux acteurs du secteur de la protection de l’enfance. Et nous faisons en sorte de maximiser les commandes groupées pour réduire les coûts au minimum.
Nous allons dans la bonne direction. J’ai bon espoir que les professionnels de la protection de l’enfance disposeront bientôt de masques en quantité suffisante, même s’il convient de rappeler que ce sont les gestes barrières qui sont avant tout essentiels pour lutter contre la propagation du virus.
En janvier dernier, vous aviez reconnu vous-même des dysfonctionnements au niveau des contrôles faits dans les foyers d’enfants victimes de violences. Vous aviez déclaré dans La Croix que vous entendiez demander aux préfets de vous transmettre «dans les trois mois» un état des lieux à ce sujet. Où en est-on ? Avez-vous pu obtenir des résultats préliminaires ?
Non, nous n’avons pas encore de résultats préliminaires. Le travail a été engagé mais l’épidémie a bouleversé le calendrier de tous et par là celui des préfets qui, de jour comme de nuit et sur le terrain, jouent un rôle majeur dans cette crise sanitaire contre la propagation du coronavirus.
Après le confinement, les associations s’attendent à une recrudescence des signalements. L’Etat se prépare-t-il à cet après ? et si oui, comment ?
La priorité aujourd’hui – pour tout le monde – c’est de gérer l’urgence. L’urgence sanitaire, d’une part, et l’urgence d’aide aux victimes dans ce contexte de confinement notamment via le numéro 119, d’autre part.
Pour autant, que ce soit le gouvernement ou les associations, nous avons bien conscience qu’un certain nombre de situations vont remonter après le confinement, au-delà même des conséquences psychologiques que les enfants auront vécu durant cette période.
Nous savons qu'un certain nombre de situations vont remonter après le confinement
Nous réfléchissons donc à une stratégie d’ensemble entre les acteurs du secteur, ceux du monde judiciaire et les forces de l’ordre pour que, le moment venu, les prises en charge des enfants victimes se fassent le plus rapidement et pour toutes les situations possibles.
Des actions spécifiques seront-elles mises en œuvre dans les écoles, en première ligne, pour participer au repérage des enfants victimes ?
C’est une piste que nous pouvons envisager même si, je le redis, l’heure est à la gestion de l’urgence.
Les personnels de l’Education nationale, en temps normal, sont les premiers à nous alerter sur les situations préoccupantes et les suspicions de maltraitance. Dans ce contexte de confinement, nous avons passé des directives auprès des enseignants pour qu’ils prêtent une attention particulière aux familles dans lesquelles ils savent qu’il peut exister un certain nombre de difficultés, cela peut être d’appeler plus souvent les familles, de parler aux enfants lors des cours en ligne etc.
Demain, l’Education nationale aura bien évidemment toute sa place pour accompagner les enfants. Reste à savoir s’il faut mettre en place une action d’ampleur dans les classes pour aider des enfants qui ont subi des violences, souvent commises par leurs propres parents ou des êtres qu’ils aiment. Ce ne peut pas être une question ouverte que l’on pose comme cela dans une classe. Faire émerger la parole de l’enfant requiert des mécanismes très complexes.
Des associations alertent aussi sur la situation des mineurs isolés étrangers dont beaucoup seraient livrés à eux-mêmes. Qu’en-est-il de leur suivi ?
J’ai, dès le départ, écrit à l’ensemble des départements pour dire que dans cette période de confinement – alors que tous les dispositifs d’évaluation sont suspendus dans les préfectures – priorité devait être donnée à la mise à l’abri. Concrètement, la question de savoir si ces jeunes étaient réellement mineurs ou non, est donc ajournée pour être gérée en temps utile.
Des associations nous ont depuis informés que quelques mises à l’abri ne se faisaient pas. Nous examinons donc ces situations au cas par cas. Mais la grande majorité des mineurs non accompagnés qui le demandaient ont bien été mis à l’abri.
Ensuite, un certain nombre de ces mineurs, même s’il y en a de moins en moins, vivent à l’hôtel. C’est pourquoi, dès le début du confinement, nous avons demandé aux départements de leur porter une attention particulière, c’est-à-dire de continuer autant que faire se peut de suivre ces enfants et à assurer une présence régulière auprès d’eux.
Beaucoup de femmes enceintes s’inquiètent de ne pouvoir être accompagnées par leur conjoint lors de l’accouchement. On constate que les établissements hospitaliers mettent en place des règles au cas par cas. Les mêmes règles ne devraient-elles pas s’appliquer partout ?
La priorité, c’est la santé des mères et des enfants et la sécurité des soignants. C’est pourquoi il faut laisser une marge d’appréciation aux établissements pour organiser et adapter, dans leur propre structure, l’activité qui est la leur.
Il n’en reste pas moins que l’accouchement d’un enfant est un moment bien sûr très important dans la vie des parents.
Si les mesures sont respectées, rien n'empêche la présence du père lors de l'accouchement. Mais les soignants doivent bénéficier d'une marge d'appréciation
C’est la raison pour laquelle j’ai saisi le Collège national des gynécologues et obstétriciens français pour avoir des recommandations claires sur la présence du conjoint. Dans leur avis, les experts indiquent que si les règles sanitaires sont respectées (gestes-barrières et protections notamment), rien n’empêche que le conjoint soit présent. Il s’agit là d’un principe de base mais il faut laisser aux soignants, en fonction des circonstances sanitaires, la liberté d’avoir une marge d’appréciation.
Qu’en est-il des «1.000 premiers jours». Continuez-vous vos consultations d’experts à ce sujet ? Si oui, intègrent-elles aujourd’hui la dimension du confinement ? Quand de premières restitutions seront-elles effectuées ?
Les restitutions devaient être faites au début de ce mois d’avril mais les circonstances ont bien sûr bousculé notre agenda. La Commission dédiée, présidée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, a néanmoins fini ses travaux et mené toutes les auditions.
[1000 premiers jours de l'enfant]
Les 1000 premiers jours sont déterminants pour le développement de l'enfant. Santé publique France @santeprevention s'engage sur cette période avec son programme "Périnatalité et petite enfance"
Pour plus d'infos https://t.co/gB6OsbZuQK pic.twitter.com/Yf4E362jgd— AFPA Pédiatrie (@PediatresAfpa) February 20, 2020
Son rapport était donc en cours de finalisation. Mais, maintenant, il est clair que le travail qui a été engagé jusqu’à présent ne pourra pas faire abstraction de ce qui est en train et va se passer avec le confinement. Cette analyse s’inscrira ainsi dans le modèle social que l’on souhaite bâtir pour demain.