Une question malheureusement toujours d’actualité. A l’occasion des 75 ans de la libération des camps, le célèbre écrivain Marek Halter, rescapé du ghetto de Varsovie, invite à la réflexion en publiant «Pourquoi les juifs ?» (éd. Michel Lafon).
Dans cet essai lucide et percutant, ce farouche défenseur des droits de l’homme revient sur tous les faux procès faits aux juifs et analyse le retour de la haine antijuive, à laquelle il est confronté depuis sa tendre enfance.
Pourquoi avez-vous décidé d'écrire ce livre ?
Je vieillis et il y a des choses essentielles à dire maintenant. Nous venons peut-être de commémorer le 75e anniversaire d'Auschwitz pour la dernière fois. Soixante-quinze ans, disent les sages, c’est ce qu’il faut à la mémoire pour devenir Histoire. Les témoins disparaissent. Et que reste-t-il après eux ? Les livres. Or, nous ne sommes pas obligés de lire les livres, nous pouvons même les contester. Il n’y aura alors plus personne pour rétablir la vérité.
Face à cette lacune préoccupante, je me suis dit que le moment était venu de dire des choses simplement : raconter l’histoire et pointer du doigt le problème. Car, selon moi, le problème, ce ne sont pas pas les juifs, ce sont les autres. Je n’ai pas peur des antisémites, ce sont les antisémites qui ont peur de moi. Et c’est pourquoi ils veulent me tuer.
Il y a soixante-quinze ans, on a juré «plus jamais ça !». Mais l’antisémitisme ressurgit aujourd’hui sous de nouvelles formes dans les pays de l’Europe de l’Ouest, et en France en particulier, où les actes antisémites ont augmenté de 74% en 2018. Comment expliquer la recrudescence de ces actes ?
La peur. Pour la première fois depuis des siècles, nous n’avons plus de rêves collectifs. Nous ne savons pas où nous allons. D’où le célèbre cri du pape Jean-Paul II, que j’aimais tant, face à un million de jeunes catholiques : « N’ayez pas peur ! ». Aux yeux de celui qui a peur, tout individu paraît suspect. La haine naît. Et toute haine a besoin d’une victime. L’Histoire nous a malheureusement montré que les juifs étaient en tête des persécutés. Ne sont-ils pas comme nous, sans être exactement comme nous ? Ne sont-ils pas éparpillés à travers le monde ? Il n’est pas impossible qu’on les accuse bientôt d’avoir propagé le coronavirus…
Alors que les derniers témoins disparaissent les uns après les autres, et face à l’usure du temps, comment faire perdurer la mémoire de la Shoah ?
Je n’ai pas de réponse. Les gens de la Bible, ceux qui l’ont compilée il y a 2 300 ans, se posaient déjà cette question. Pour mes parents, le mal se présentait sous un uniforme nazi. Aujourd’hui, il peut apparaître sous le regard avenant de notre voisin. Il suffit qu’il perde son travail, que son épouse soit malade, que ses enfants travaillent mal à l’école, il verra en moi, non plus la personne qu’il côtoie depuis des années, mais le responsable de ses malheurs. Un bouc émissaire.
Six millions de morts, c’est une abstraction. Il faut pouvoir s’identifier. C’est pourquoi nous nous sommes attachés au destin de la jeune Anne Franck. Mais les visages d’une Anne Franck ou, plus près de nous, d’une Simone Veil, s’estompent avec le temps. Comment, alors, faire comprendre aux générations futures ce qu’était la Shoah ? De passage au Mans pour le lancement du dernier tome de la bande dessinée Irena (Sendler) que j’ai préfacé, nous avons rencontré des écoliers.
«Combien de juifs ont été tués durant la Seconde Guerre mondiale ?», ont-ils demandé. Quand j’ai avancé le nombre, ils ne pouvaient bien sûr se le figurer. J’ai donc proposé une image : en accumulant les corps des morts, nous atteindrions la Lune ! Les enfants ont ri. Ils les voyaient vivants, sans doute.
Pourquoi la société a-t-elle besoin d’un bouc émissaire ?
Sans doute parce que notre société va mal. Tout malheur accable un responsable. D’autant plus il s’ajoute à la peur. Lorsque vous êtes au volant d’une voiture, par exemple, et qu’une personne traverse la rue sans prévenir, vous freinez brusquement. Et, même si vous ne l’avez pas heurtée ou mise en danger, elle se met à vous insulter. Voire à taper sur le capot de votre véhicule. La peur engendre souvent la violence.
Pourquoi n’arrive-t-on pas à se libérer de la peur ?
Parce que, contrairement à nos ancêtres, nous n’avons plus d’espoir collectif. D’ailleurs, nous vivons dans un monde sans prophètes. Nos penseurs d’aujourd’hui se contentent de commenter l’actualité à la télévision. Le désir d’efficacité, le pragmatisme, a remplacé le rêve d’un monde meilleur. Heureusement, donc, que le bouc émissaire est là. Juif ou non, la haine trouve toujours une victime. Et de préférence un juif.
Pourquoi toujours les juifs ?
Le poète allemand Goethe disait que «Le juif est le thermomètre du degré d’humanité de l’humanité». En effet, il ne peut survivre que dans une société libre. Aussi prône-t-il la liberté, même s’il ne la respecte pas toujours lui-même. Quand je suis arrivé en France en 1950, tous les commissariats de police affichaient le texte de la Déclaration universelle des Droits de l’homme inscrits dans les Tables de la Loi. Et, comme je ne pouvais encore lire la langue, je ne voyais que son contenant. J’en avais conclu que tous les commissaires étaient juifs…
Dans mon dernier livre «Pourquoi les Juifs ?», j’ai essayé de remonter aux sources de l’anti-judaïsme. C’est ainsi que j’ai découvert qu’il ne faisait pas écho à la découverte du monothéisme par Abraham ou à la naissance du christianisme. Les premiers textes anti-juifs ont été écrits en égyptiens, puis en grecs. Celui par qui le scandale est arrivé s’appelle Moïse. Car il organise la première révolte des esclaves et introduit dans notre vocabulaire ce mot si difficile à respecter : liberté.
Et quelle est l’identité de ce peuple qui « désoriente et intrigue » ?
Chateaubriand, dans son magnifique Itinéraire de Paris à Jérusalem, donne quelques réponses. Sa longévité, d’abord. Tant de peuples antiques ont disparu, constate l’auteur du Génie du christianisme. Mais les juifs sont toujours là. Comme si l’humanité avait besoin d’un témoin pour rappeler aux hommes les Dix commandements gravés par Moïse il y a 3 600 ans. Cette longévité, dit Chateaubriand, suscite à la fois admiration et rejet. Or philosémites et antisémites se rejoignent dans leur approche du judaïsme. Pour eux, les Juifs sont différents, soit parce qu’ils ne portent que le bien, soit parce qu’ils portent le mal.
Qu’est-ce qui a alimenté la haine du juif ? Vous parlez notamment de « l’éparpillement du peuple juif », qui, s’il a aidé à sa survie, « puisque nul ne pouvait l’atteindre en même temps », a également « nourri la théorie du complot juif dont l’objectif serait la domination du monde ».
L’éparpillement n’alimente pas la haine mais la suspicion. Et cette dernière devient haine dès que l’on cherche quelqu’un à haïr. Ce qui m’alarme, c’est que le reproche que l’on fait aux juifs, pour la plupart des fake news, est le meilleur grain à moudre des réseaux sociaux. Aujourd’hui, vous pouvez vous adresser à des millions d’individus sous un pseudonyme. Les réseaux sociaux libèrent la haine grâce à l’anonymat. J’espère que nous trouverons bientôt le moyen de contrôler les sources de la haine sur le web. Mais pourra-t-on limiter la haine ?
Dans votre essai vous invitez à faire la différence entre racisme et antisémitisme. Qu’est-ce qui distingue ces deux termes ?
Le racisme c’est la haine de l’autre, physiquement différent. Un Chinois est Chinois, un noir est noir. Le raciste pense qu’il existe une hiérarchie des races. Mais un juif ne se différencie pas des autres. Il y a des juifs noirs, des juifs chinois, des juifs indiens. Cette impossibilité à les reconnaître du premier coup d’œil est encore plus anxiogène. Le racisme, comme l’antisémitisme, sont deux maladies mortelles mais leurs antidotes ne sont pas les mêmes.
Et, curieusement, le racisme est peut-être plus facile à combattre que l’antisémitisme. Il suffit qu’un noir soit élu président des États-Unis ou qu’il devienne le héros d’une série télévisé pour qu’il intègre nos rêves collectifs. Quant au juif, il est notre double. Un double dissemblable. Ce qui est plus difficile à intégrer.
Au bout de soixante-et-onze ans d’existence, en quoi Israël est devenu « État normal », comme vous l’écrivez dans votre essai ?
Pour exister, tout État doit être normal. Il a besoin pour cela de lois, d’une police, d’une armée pour le défendre, d’un système bancaire, d’ouvriers qui travaillent, etc. Naît alors une conscience des classes, de l’injustice, de l’opposition politique. Et Israël n’a pas échappé à la règle. Quant à moi, je suis Français et je vis dans État traversé par des problèmes similaires à ceux d’Israël, mais dont le passé est différent. Le fait d’être juif me cause certes quelques complications, mais celles-là participent aussi à mon enrichissement.
Elles me plongent dans l’universalité. Quand un juif est tué parce que juif aux États-Unis, cela m’oblige à m’intéresser à l’histoire américaine. Quel est le lien entre des hommes appartenant à un peuple dispersé, l’Histoire et les livres ? Savez-vous que, chez les juifs, il est interdit de jeter ou de détruire un livre ? S’il devient illisible, on l’enterre, comme un être humain. Et on dit une prière. Il y a des cimetières de livres que l’on appelle Gueniza. Le plus ancien se trouve au Caire.
Quelle différence faites-vous entre antisémitisme et antisionisme ?
Après la Shoah, il était difficile d’affirmer son hostilité envers les juifs. Tout le monde se sentait responsable. Mais la création de l’État d’Israël a permis à un certains de faire la distinction : « Nous n’avons rien contre les juifs mais contre Israël qui persécute les Palestiniens. » Il y a eu un transfert. La haine des juifs, l’antisémitisme, a dévié son viseur contre l’État d’Israël, l’antisionisme. Jean-Paul Sartre avait raison de dire que tout antisémite est un criminel en puissance, car, quoi qu’il prétende, son objectif est l’élimination de l’objet de sa haine, donc la mort des juifs. Et tout antisioniste est un criminel en puissance puisque son objectif est la disparition d’Israël, soit la mort de millions d’individus.