La vague de suicides à France Télécom à la fin des années 2000 était devenue le symbole de la souffrance au travail. L'entreprise et ses ex-dirigeants dont le PDG Didier Lombard sont jugés à partir de ce lundi 6 mai pour «harcèlement moral», un procès aux allures de première en France.
Il y a 10 ans, France Télécom (ancien opérateur public, privatisé en 2004, puis devenu Orange en 2013) faisait la Une des journaux en raison des suicides parmi ses salariés : en 2008 et 2009, 35 employés ont mis fin à leurs jours.
En juillet 2009, un technicien marseillais de 51 ans se suicidait après avoir mis en cause dans une lettre le «management par la terreur». Deux mois plus tard, une salariée de 32 ans se jetait par la fenêtre de son bureau à Paris, sous les yeux de ses collègues. Une première plainte était alors déposée par le syndicat Sud, suivie d'autres, et d'un rapport accablant de l'inspection du travail.
Pendant l'enquête, les juges d'instruction ont examiné les cas de 39 salariés : dix-neuf se sont suicidés, douze ont tenté de le faire, et huit ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail.
Le procès, qui doit durer plus de deux mois, sera suivi de près par les entreprises, les syndicats et les spécialistes du monde du travail: il pourrait aboutir à des condamnations pour un harcèlement moral institutionnel, différent des cas classiques où le lien est direct entre l'auteur présumé et sa victime.
France Télécom est la première grande entreprise à comparaître en France pour «harcèlement moral», défini par le code pénal comme «des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail».
«Climat anxiogène»
Au coeur du procès qui s'intéressera à la période 2007-2010: les plans NExT et Act qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, avec notamment l'objectif de 22.000 départs sur 120.000 salariés.
Du côté de la défense, on insistera sur le contexte économique. L'entreprise, très fortement endettée, était devenue privée mais comptait encore 65% de fonctionnaires. Elle faisait face à une concurrence particulièrement offensive, avec notamment l'arrivée d'un nouvel opérateur, Free. Sans oublier le «choc technologique»: en quelques années, internet et les smartphones ont succédé au minitel (petit terminal informatique très populaire en France dans les années 80 et 90, NDLR) et au téléphone fixe.
Dans leur ordonnance de renvoi devant le tribunal, consultée par l'AFP, les juges soulignent qu'il n'est pas reproché aux ex-dirigeants «leurs choix stratégiques de transformation de l'entreprise, mais la manière dont la conduite de cette "restructuration" a été faite».
«L'entreprise ne nie pas la souffrance des salariés mais conteste avoir mis en place une politique destinée à déstabiliser ses équipes», explique à l'AFP une source proche de la défense.
Pour les magistrats instructeurs, Didier Lombard «apparaît comme le principal responsable de la mise sous pression de l'entreprise». Il a mis en place «une politique d'entreprise visant à déstabiliser les salariés, (...), à créer un climat professionnel anxiogène». Il lui est reproché d'avoir eu recours à «des réorganisations multiples et désordonnées», «des mobilités géographiques forcées», «des incitations répétées au départ» etc.
Le procès s'annonce «exemplaire», pour Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC Orange. «C'est le procès de dirigeants qui ont utilisé la violence sociale comme méthode de management».
Pour Marie Pezé, docteur en psychologie, spécialisée dans la souffrance au travail, c'est «le procès du siècle» qui va s'ouvrir, avec en arrière-fond une question : «En 2019, face aux suicides des agriculteurs, des policiers, des soignants (...) quel est le prix d'un être humain au travail?».