Dans «La France qui déclasse. Les Gilets jaunes, une jacquerie du XXIe siècle» (éd. Tallandier), sorti le 2 mai en librairie, le normalien et agrégé d'histoire Pierre Vermeren revient sur les nombreux maux qui affectent les territoires dits périphériques, l'Hexagone «des ronds-points», comme certains l'appellent. Un mal-être qui a été, selon lui, prélude de la crise sociale qui agite le pays depuis six mois.
Comment êtes-vous venu à travailler sur la mobilisation des gilets jaunes ?
Cela fait quarante ans qu'on entend parler de crise, de dette, de chômage, de désindustrialisation, de plan de sauvetage... Aujourd'hui, c'est l'explosion. Moi-même originaire d'une petite ville de l'Est, Stenay (Meuse), j'ai été aux premières loges de la destruction des emplois productifs. Je suis un témoin à la fois historique et géographique de ce phénomène. Et accessoirement un historien du temps présent.
Quelles sont les particularités, les maux de la France périphérique qui ont rendu possible l’émergence du mouvement ?
C'est d'abord un phénomène de destruction : depuis les années 1970, tout un secteur producteur de biens (industriels, agricoles, miniers...), qui permettait l'essor d'une économie locale, a été petit à petit démantelé. Cela représente plus de quatre millions d'emplois détruits en une quarantaine d'années. Il y a certes lanouvelle économie tertiaire, mais elles se niche essentiellement dans les métropoles. S'ensuivent donc dans ces territoires un chômage de masse, la déqualification du monde ouvrier et agricole, mais aussi l'avènement d'une économie sociale hors marché – à savoir que la plus grande partie des revenus des classes populaires et moyennes de cette France périphérique provient de la redistribution sociale. Résultat, le travail a cessé d'être la source exclusive de revenus et ne permet plus de vivre correctement.
Est-ce le résultat de quarante ans de politiques publiques «mal faites» ?
Le mouvement des gilets jaunes est né, et risque bien de durer, car le système socio-économique arrive à bout de souffle. Dans les années 1980, la thèse de la «fin du travail» était à la mode, tout comme celle de la «fin de la classe ouvrière». Nos élites ont alors décidé d'abandonner le secteur productif pour se recentrer, comme au Royaume-Uni, sur le secteur bancaire (qui finance aujourd'hui le crédit, non plus l'investissement) et le tertiaire (transports, commerce, médias...), avec pour conséquence une économie court-termiste, un déficit croissant et une fuite en avant dans l'endettement. Et ce, sans résoudre la situation sociale de cette France périphérique. Un chiffre éloquent : il y a aujourd'hui à peu près le même nombre de travailleurs en France qu'il y a trente ans, alors même qu'il y a plusieurs millions d'habitants supplémentaires.
«Ne vivons plus comme des esclaves», réclame cette gilet jaune. © LOIC VENANCE / AFP
Comment cette fracture se traduit-elle dans les urnes ? Les élections européennes approchent d'ailleurs…
D'une part, un électeur potentiel sur deux s'abstient. Que ce soit par désaffiliation politique, dépolitisation, sortie du jeu, individualisme, ou encore repli sur soi. D'autre part, de nombreux électeurs qui ont gardé une conscience politique votent pour les partis populistes, de gauche comme de droite. Ce devrait être le même schéma aux européennes. A l'arrivée, les partis de gouvernement reposent sur une base électorale de plus en plus faible, entre 20 et 30 % de la population réelle. Et en majorité des personnes âgées, qui permettent donc au système de se maintenir, alors même qu'elles sont sorties de l'emploi.
Ce mouvement renvoie au mal-être et aux révoltes populaires sous l'Ancien Régime.Pierre Vermeren
Il y a aujourd'hui une recomposition complète du paysage politique avec un centre gauche-droite, une gauche radicale et une droite radicale, mais la contestation n'a jamais été aussi vive. Preuve qu'il existe bel et bien un séparatisme entre la France des périphéries et la France des métropoles connectées. Comme indice, prenez les chemins de fer : créés au XIXe siècle pour desservir tous les villages de France, dans une ambition républicaine d'intégration, ils ont été remplacés par les TGV, conçus justement pour éviter les petites villes et relier les métropoles et les zones touristiques. C'est une logique inverse de l'intégration.
Les concessions post-grand débat national peuvent-elles combler cette fracture, ces injustices finalement très ancrées, très profondes ?
Manifestement, non. Dans l'immédiat, il fallait bien sûr prendre des mesures d'urgence pour les petits retraités ou les mères célibataires. Mais ce n'est pas cela qui résoudra le problème de fond. On ne peut pas continuer à endetter le pays indéfiniment jusqu'à la prochaine crise économique, à détruire tous les secteurs industriels et extractifs – ou alors on accepte de devenir une colonie économique de l'Allemagne ou de la Chine. Il faut absolument une politique de reconquête industrielle.
Ce mouvement de révolte entrera-t-il dans l’Histoire ?
C'est une évidence. C'est la première fois depuis la Révolution française de 1789 qu'il y a, en période de paix, un mouvement populaire aussi durable, et surtout extérieur à Paris, illustrant une crise à la fois économique, sociale et politique. Mai 68, c'était avant tout mené par les élites étudiantes, rejointes par les syndicats et le Parti communiste, alors très puissants. Là ce sont les classes populaires et moyennes. C'est historique. Cela renvoie au mal-être du peuple et aux révoltes sous l'Ancien Régime, à une époque où les courroies de transmission démocratiques n'existaient pas – c'est dire. Aucun pays ne peut se permettre d'avoir une moitié de sa population qui fasse sécession en raison de sa marginalisation dans la société. Le mouvement ne va pas en rester là, car il ne peut plus en rester là en période de vaches maigres budgétaires.