Alors que plus de 60 chefs d'Etat et de gouvernement sont attendus à Paris, dimanche 11 novembre, pour commémorer le centenaire de l'armistice de 1918, marquant la fin de la Première guerre mondiale, l'historien Stéphane Audoin-Rouzeau revient sur les tenants et aboutissants du conflit.
Pourquoi est-ce important de commémorer le centenaire de l’armistice de la Première guerre mondiale ?
Commémorer l’armistice du 11 novembre 1918, qui a mis fin à la guerre sur le front principal, c’est faire retour sur l’ensemble du conflit.
Or, celui-ci a marqué l’entrée dans «notre temps» : dans notre modernité politique, géopolitique, économique, mais aussi culturelle. Commémorer le 11 novembre, c’est à mes yeux réfléchir un instant à ce qu’un tel événement nous a «fait», en somme…
Quelles ont été les conséquences du conflit pour la marche du monde ?
Elles sont considérables : le conflit a mis fin à tout un ancien régime européen, avec la chute de quatre empires. Il a entièrement remodelé une carte européenne sur laquelle nous vivons encore largement aujourd’hui.
Il a permis la naissance et l’affirmation des deux grands totalitarismes du XXe siècle : communisme et fascismes. Enfin, il a projeté les Etats-Unis en première puissance mondiale incontestée.
Quels enseignements peut-on en tirer ?
Tout d’abord, me semble-t-il, qu’une fois les chevaux de la guerre lancés, nul ne sait comment les arrêter : la guerre, par sa violence, nourrit la guerre.
Entamée en vue d’un conflit limité, la guerre de 1914 s’est achevé en guerre totale. Et un des enseignements essentiels, ici, est que la guerre totale ne paie pas, ne peut pas payer. Elle ne fait, à court ou moyen terme, que des vaincus.
L’Elysée n’a pas voulu de cérémonie «trop militaire» pour rappeler que cette guerre a d’abord été une hécatombe, qu’en pensez-vous ?
Depuis longtemps, les cérémonies commémoratives de la Grande Guerre, en France, mettent en leur centre le sacrifice des humbles – sacrifice immense : 900 tués par jour, en moyenne pendant quatre ans et demi.
Pourquoi, dès lors, «remilitariser» le 11 novembre ? L’immense fête initiale, celle du 11 novembre 1918, n’allait d’ailleurs pas dans ce sens…
Ces célébrations peuvent-elles apaiser les tensions que connaît l’Europe aujourd’hui ?
Je ne crois pas. Car hélas, les commémorations de la fin de la guerre pointent vers le souvenir des traités signés en 1919 et 1920 : et l’état de l’Europe est tel, aujourd’hui – Europe centrale et orientale surtout – que leur souvenir ravive plutôt les rancœurs nationales, plus ou moins enfouies. C’est particulièrement le cas en Hongrie.
Comment intéresser les jeunes générations à la Grande Guerre ?
Il faut l’enseigner bien, et complètement. Et surtout de manière très concrète : les lieux (champs de bataille), les monuments aux morts, les objets, les images (la Grande Guerre est un monde saturé d’objets et d’images) sont les supports indispensables permettant de rapprocher les plus jeunes de l’événement, un siècle après, et d’éviter ainsi que 1914-1918 bascule du côté des «événements morts».
Y a-t-il trop de commémorations ou pas assez ?
Tous les historiens s’accordent pour considérer que, de manière générale, l’excès de commémoration tue la commémoration.
C’est le cas en France. Pour autant, il me semble que les commémorations de la Grande Guerre, depuis 2014, ont échappé à cet effet de saturation.
Sans doute parce que «l’attente commémorative» était forte sur cet événement précis, dans la société française. Mais j’espère aussi que les historiens sont pour quelque chose dans cet intérêt maintenu.
Un conflit d’une telle atrocité serait-il possible de nos jours ?
Avant 1914, les contemporains n’auraient jamais envisagé comme possible une telle hécatombe, et prolongée pendant si longtemps.
Il ne faut donc jurer de rien. Pour autant, on voit mal comment les sociétés européennes d’aujourd’hui, profondément pacifiées, coupées du fait militaire et guerrier, pourraient assumer une expérience de violence aussi atroce.
Stéphane Audoin-Rouzeau est historien, spécialiste de la Première guerre mondiale.
Il est directeur d’études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et président du Centre international de recherche de l'Historial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme.
Il a écrit plusieurs ouvrages sur ce conflit.