Sandwiches baptisés Bakounine, Rosa Luxemburg ou Zapata, «tarifs de crise» pour les clients nécessiteux et salaires identiques pour les employés : à «La conquête du pain», boulangerie autogérée de Montreuil (Seine-Saint-Denis), le pain prend une saveur militante.
Même s'il ne remarque pas la poignée de la porte d'entrée en forme de A (comme «anarchisme» ou «autonomie») ou ignore que la boutique doit son nom au livre éponyme de Pierre Kropotkine, l'un des principaux penseurs anarchistes, le client comprend vite la philosophie qui anime cette boulangerie «bio et autogérée».
Au mur, des portraits de Rosa Luxemburg, Karl Marx, Mikhail Bakounine ou Angela Davis l'accueillent, surplombant une étagère où sont disposés des ouvrages de Louise Michel. Le café est à disposition, à prix libre. Dans les vitrines, les sandwiches portent les noms de Marx, Engels, Zapata ...
La boulangerie a été créée en 2010 par deux amis, un membre de la Fédération anarchiste et un militant de la mouvance autonome et antifasciste.
«On voulait confronter nos idées politiques à la réalité d'un outil de production, et on avait envie de montrer que c'est possible», raconte à l'AFP Thomas, l'un des fondateurs.
«C'est une expérimentation pour transformer les rapports de production, les mener avec une dimension plus sociale et solidaire. Mais on n'est pas l'alternative de demain au capitalisme. A la fin du mois, il faut payer les cotisations sociales, les salaires, les fournisseurs et donc générer de l'argent», ajoute-t-il.
Financé à l'origine par un prêt familial («les banques ne voulaient pas nous prêter de l'argent», explique Thomas), elle fonctionne aujourd'hui sur le mode d'une coopérative, avec l'appui de l'économie solidaire.
«Baguette suspendue»
A «La conquête du pain», il n'y a pas de patron, les salaires sont sur une base identique (1.350 euros) et les décisions sont prises en assemblée générale.
Au prochain ordre du jour, «il faudra notamment discuter de la politique tarifaire», avance Rachid, le plus ancien des onze employés : «Le prix des matières premières a augmenté, mais on ne peut pas augmenter nos prix de 50% non plus».
Le pain est vendu à deux prix : tarif classique et «tarif de crise». La baguette peut se payer 1 euro ou 0,75 euro, le pain complet 2,70 euros ou 2,30 euros...
«Les gens demandent le tarif de crise quand ils en ont besoin. On ne contrôle pas, chacun fait avec sa conscience mais il n'y a pas d'abus. Il y a même des gens qui le demandent en fin de mois puis, au début du mois suivant, ils mettent une «baguette suspendue», explique Rachid.
Sur le modèle du «café suspendu» napolitain (un client achète un café et en paie un d'avance qui sera offert à une personne ne pouvant se le payer), la boulangerie pratique la «baguette suspendue», à disposition des nécessiteux. Ici, tous les pains sont bio, mais pas les viennoiseries. «Avec du beurre bio, on serait obligé de vendre plus cher», justifie Rachid.
Dans la boutique défile un public mélangé: des habitants des cités voisines, des «bobos» des quartiers plus résidentiels, des militants... S'ils viennent d'abord pour la qualité du pain, beaucoup de clients partagent aussi la démarche solidaire - sinon les idées politiques.
«Le pain a du goût et il y a une bonne mentalité derrière: le soir, ils donnent les pains qui restent aux gens dans le besoin, ils aident des sans-papiers, ils forment beaucoup de gens par l'apprentissage...», souligne Farid, réalisateur de cinéma qui habite le quartier.
Outre leur boutique, ils fournissent également épiceries bio, restaurants et réseaux Amap (associations pour la maintien d'une agriculture paysanne).
Face à la demande croissante, la boulangerie réfléchit à «se développer un peu, mais sans perdre notre âme», indique Rachid. «Ce n'est pas pour devenir "La conquête du monde", mais pour pouvoir améliorer les conditions de travail : passer à des CDI à temps plein, augmenter un peu les salaires et travailler dans de meilleures conditions».