Un récent rapport parlementaire a mis en lumière les traumatismes psychiques affectant certains soldats à la suite d'une intervention militaire. Gérard Chaput, médecin militaire, spécialiste du stress et du trauma, et co-auteur de "La Densification de l'être" (éditions Prividef) apporte son éclairage.
Le rapport d'information enregistré à l'Assemblé nationale le 16 décembre 2014 et rédigé par la commission de la défense nationale et des forces armées, révèle que 12% des soldats de l'opération "Sangaris" en Centrafrique sont atteints de troubles post-traumatiques. Signé par les députés Olivier Audibert-Troin (UMP) et Emilienne Poumirol (PS), le document consacre une large partie à ces "blessures invisibles" et apporte des pistes de réflexion pour améliorer le dispositif de soutien psychologique aux victimes.
> Pourquoi a-t-il fallu attendre 1992 pour qu’un décret reconnaisse, en France, le traumatisme psychique comme blessure de guerre ?
Toutes les guerres ont eu leur lot de morts et de blessés graves lourdement handicapés. Une blessure physique comme une amputation est perçue par tout le monde. Mais la blessure psychique la plus grave est de l’ordre de l’intime.
La douleur psychique ne se voit pas et surtout elle dérange. Il y avait une quasi méconnaissance de la pathologie post-traumatique dans les milieux médicaux civils comme chez nos politiques.
A titre personnel, je me rappelle ne pas avoir eu un seul cours sur les traumatismes psychiques chez les soldats au cours de mes études. Enfin, il existe aussi chez les militaires un sentiment de honte, celui de ne plus être à la hauteur du guerrier.
Ce n’est pas facile d’avouer que l’on souffre de ce type de pathologie. Il y a pour le sujet atteint, un interdit de parole qui s’est créé. La rencontre avec la mort faite par le soldat a sur l’appareil psychique le même effet qu’une bombe à fragmentations. Il y a une véritable rupture des liens du sujet avec lui-même ainsi que des liens avec son environnement.
C’est grâce à la détermination d’un psychiatre militaire le Pr Crocq que l’on doit cette reconnaissance après l’attentat du RER Saint-Michel à Paris.
> Plus de 1.000 pathologies psychotraumatiques se sont déclarées dans l’armée française depuis 2007 dont 80% liées à l’engagement en Afghanistan. En quoi l’opération Pamir a-t-elle été particulièrement éprouvante et marquante pour les soldats français?
La société civile actuelle, marquée par l’hédonisme, une volonté de jouir à tout prix, et le consumérisme, n’avait pas forcement préparé ses enfants à cette fameuse rencontre avec un conflit d’une telle violence. Depuis la fin de la guerre d’Algérie, les conflits auxquelles était confrontée l’armée française étaient d’avantage liés à des missions-interventions d’interposition afin de rétablir la paix.
En Afghanistan, la nature de l’intervention militaire française était bien différente. On avait oublié en France que la guerre tuait et la société civile ne préparait plus ses enfants à devenir des soldats, à ce risque d’être prêt à tuer ou à être tué.
> Quelles sont, chez un soldat, les manifestations cliniques d’un état de stress post-traumatique chronique ?
Le signe spécifique, c’est le syndrome de répétition traumatique qui se manifeste par des cauchemars (vécus à l’identique de ce que les soldats ont traversé), un endormissement difficile, des réactions de sursaut (l’agir comme si), des phénomènes hallucinatoires ou d’illusion. Le sujet est soumis à un impossible oubli : il vit dans l’attente d’une nouvelle rencontre avec la mort. C’est comme s’il éprouvait une fascination pour la mort.
Il existe par ailleurs des signes non spécifiques. Le sujet est souvent victime d’une fatigue intense, une asthénie psychique et une asthénie sexuelle. On peut aussi observer des phénomènes d’auto agressivité comme des tentatives de suicide ou/et des scarifications, des addictions à l’alcool ou aux drogues dures, des troubles de la relation à autrui…
> Vous évoquiez à l’instant une fascination du soldat pour la mort…
C’est un point essentiel. Quand on a traversé la mort, quand on s’est vu mort ou qu’on l’a vue en action, il y a une part de soi qui s’en va. L’individu ne comprend pas pourquoi il est encore là vivant, alors qu’il devrait être ailleurs. Il devient fasciné par la mort, dans l’attente d’une nouvelle confrontation.
> 95% des troubles observés surviennent un an après la fin d’une opération militaire. Comment expliquer l’apparition différée de ces blessures ?
C’est plutôt logique. Lors de la Grande Guerre, on a pu observer que le syndrome psycho traumatique se déclenchait quand le soldat s’éloignait de la zone de danger lorsque toute son énergie psychique n’était plus mobilisée pour faire face aux menaces extérieures.
Eloigné du contexte mortifère, le soldat pouvait alors commencer à métaboliser et prendre conscience de ce qu’il avait vécu. Le syndrome se déclenchait alors. Parfois, il met du temps à se manifester. Ainsi au cours de ma carrière, j’ai moi-même connu des soldats dont les troubles psychiques s’étaient déclenchés près de quarante ans après la fin d’un conflit sur lequel ils étaient intervenus.
> Quelles sont, selon vous, les solutions à apporter pour améliorer la prévention face aux blessures invisibles ?
Pour l’instant, les forces spéciales de la Marine sont, je crois, les seules à bénéficier de visites d’aptitude psychologique lors de leur recrutement et dans le cours de leurs carrières. Je pense qu’il serait judicieux d’élargir cette mesure aux autres corps de l’armée pour percevoir les forces et les fragilités du soldat et déceler ses capacités à "faire face" ainsi que ses potentielles aptitudes au commandement en situation dégradée.
Pour l’ensemble des militaires qui risquent d’être exposés, le développement de la prévention primaire est essentiel. Il s’agit d’empêcher que le traumatisme se développe ou d’en limiter l’impact. Par exemple, en densifiant l’être dans toutes ses dimensions : physique, psychologique et métaphysique.
Le Service de Santé des armées a réalisé un travail remarquable de formation des médecins des forces qui sont aujourd’hui les premiers acteurs de terrain en capacité de déceler au plus tôt les premiers signes de ces pathologies psychotraumatiques et de les orienter vers les services spécialisés institutionnels. Mais les médecins ne sont pas les seuls acteurs de prévention. Les cellules psychologiques des armées font elles aussi un travail remarquable, peu ou mal connu du grand public.
De même, le commandement, les aumôniers des armées, les assistantes sociales, les présidents de catégories sont eux aussi des acteurs majeurs de détection et de prévention. Fort heureusement, l’institution a su mettre en place et développer des programmes de prévention secondaires et tertiaires à un haut niveau.