Certains tiquent encore devant son inscription aux Monuments historiques, mais le petit carré de vigne de Sarragachies prend discrètement sa place parmi les lieux à voir dans le Gers, avec les soucis que cause un patrimoine unique, vivant et fragile.
Niché dans les douze hectares exploités par les Pedebernade sur le piémont pyrénéen au cœur de l'appellation Saint-Mont, ce lopin de 20 ares (2.000 mètres carrés), propriété de la famille depuis des générations, est inscrit depuis juin 2012.
Il doit cette distinction inédite en France à son âge (150, peut-être 200 ans), à un mode de culture ancestral disparu avec le phylloxera qui a dévasté le vignoble français au 19ème siècle et à sa valeur génétique. Il réunit 21 cépages endémiques, dont sept jusqu'alors inconnus.
"Un morceau de temps de l'histoire viticole s'est figé ici", disait mardi le spécialiste Olivier Yobregat, lors de la visite de deux ministres parmi les vénérables souches, plantées en hautain (pousse haute) à deux par piquet, liées à l'osier et conservant le souvenir d'une disposition qui permettait le passage des attelages à bœufs.
Phylloxera et arrachage
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Cette parcelle qui a résisté au phylloxera grâce à la nature sablonneuse du sol, et plus tard à l'arrachage subventionné des vignes, "la grand-mère de ma grand-mère l'avait toujours connue vieille", dit René Pedebernade, 87 ans. Il l'a entretenue pendant des décennies - non pour ce qu'elle produisait mais pour ce qu'elle représentait - avant de transmettre l'exploitation à son fils Jean-Pascal, 46 ans.
Elle reçoit depuis des années la visite des experts viticoles. Mais la nouvelle de l'inscription lui a valu une incroyable notoriété en France et à l'étranger, dit Jean-Pascal Pedebernade. "Des gens m'ont écrit pour me demander des greffons de ces vignes et les replanter chez eux", une chose "évidemment pas concevable".
Ces pieds de vigne, qui touchent à la maison familiale et arborent désormais le panneau caractéristique des Monuments historiques, voient aussi passer de nouveaux visiteurs: des curieux, plutôt des amoureux de vin - certes en petit nombre -, et puis - plus nombreux - des professionnels, des clients, français, allemands, chinois, amenés là par sa cave.
La parcelle ne produit pourtant pas véritablement de vin, sinon - indirectement - quelques bouteilles produites à titre expérimental à partir de greffons. Même si, comme "protégée des dieux" selon le vigneron, elle a encore bien donné cette année alors qu'un printemps pourri annonce des rendements limité ailleurs sur l'exploitation.
Monument végétal et vitrine
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Mais Joël Boueilh, président de Plaimont Producteurs, organisation viticole qui a défendu l'inscription, ne cache pas qu'auprès des clients, la vigne de Sarragachies est une "vitrine". Quand les clients sont sur la parcelle et qu'on "leur dit qu'on préfère travailler sur des cépages qui sont proches de nos valeurs et qui ont une âme, (ils) se disent: eh ben, l'âme, elle est là; la vigne, elle a une histoire dans ce pays", dit-il.
Il n'a pas à l'idée de livrer la parcelle à l'exploitation touristique. Chacun est conscient que ce monument végétal est plus fragile qu'un monument de pierre. Qu'un visiteur casse un pied, et "c'est comme si vous enleviez une pierre à une église", dit Éric Fitan, président de l'interprofession de Saint-Mont, qui a beaucoup œuvré à la reconnaissance officielle.
Mais le nombre de visites, strictement encadrées, devraient désormais s'élever à deux ou trois par mois, dit-il. Le président du conseil général du Gers a réclamé mardi que le trésor de Sarragachies soit signalé sur l'autoroute A65 qui ne passe pas loin.
Dominique Paillarse, aujourd'hui à la retraite, a "longuement hésité", quand il était responsable régional de l’État aux affaires culturelles, avant de consentir à l'inscription d'une parcelle qui aurait pu bénéficier d'une autre protection. Désormais, il exprime une préoccupation.
"Aujourd'hui nous avons un monument. Comment on l'entretient, qu'est ce qu'on fait, qu'est ce qu'on ne fait pas ?", a-t-il demandé, des questions auxquelles devrait répondre une convention entre les propriétaires et l’État. Les professionnels ne cachent pas non plus s'inquiéter qu'un fléchage trop visible de la parcelle ne donnent des idées à des malveillants.