Le cancer est une épreuve pour la personne qui en souffre. Mais qu’en est-il de son médecin ? Le Pr David Khayat, chef du service de cancérologie à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, ouvre les portes de son cabinet et de son métier dans son ouvrage De larmes et de sang. Un témoignage qui met en lumière l’importance de l’humain dans ce combat contre la mort.
Dans votre livre, vous évoquez l’obsession des patients pour la question du «pourquoi ?»…
Quand vous rentrez dans leur intimité, la vraie question qu’ils se posent, c’est «pourquoi ?». «Pourquoi j’ai un cancer ?», «pourquoi une rechute et pas les autres ?», «pourquoi mon traitement ne marche pas ? ». La science, qui au départ est là pour répondre aux grandes questions du pourquoi, se trouve dans l’incapacité d’y répondre. Elle s’est donc attelée à répondre au comment. « Comment je vis ? »,
« comment je meurs ? »…
Vous parlez aussi de la force des mots. Quelle place prennent-ils lors des consultations ?
La cancérologie est une médecine de la vie et de la mort, de l’extrême. Tout est violent. Combien ai-je vu de personnes brisées par le mot même du cancer ? Alors le but, c’est de les remonter, de leur donner une raison d’espérer. Un malade est sensible, comme une éponge à sensation, à sentiments. Tout ce que vous dites ou ne dites pas, il le sent. Si vous faites attention, il le voit. Car lui est dans un effort indispensable, vital : il joue sa vie. Alors, moi, je peux estimer que c’est juste un acte professionnel, ne pas chercher à comprendre l’homme ou la femme en face de moi. Mais je décide de faire un choix plus engageant, au risque de perdre quelqu’un. Je me mets ainsi au même niveau d’émotion que le malade.
En parlant de mots, vous dites aussi qu’un patient ne doit pas être culpabilisé.
C’est déjà tellement dur d’avoir un cancer, sachant ce que cela implique en termes d’incertitudes sur le lendemain, de vie menacée. Ce n’est pas le moment d’aller consacrer une partie de son énergie émotionnelle à se dire « Bon sang, mais pourquoi ai-je fait ceci ou cela ? » Ce n’est plus le moment, et ça ne sert à rien.
Les gestes aussi ont leur importance…
Je ne supporte pas le rapport perpendiculaire entre un médecin debout en blouse, bien reposé, et un malade couché en pyjama qui a vomi toute la nuit. En consultation, je me remets à égalité. Je me présente, même si le patient me connaît. Puis je m’assois, pour lui signifier que je vais prendre mon temps. Je ne sortirai que lorsque j’aurais fait tout ce qu’il attend de moi. Et ensuite, j’explique au patient son cas, dossier fermé. C’est la démonstration que je vais le traiter en particulier. Jamais il ne sort en se disant : il m’a juste proposé un protocole. La suite consiste à dire : «posez-moi des questions». Je ne sors que lorsque je vois dans son regard, et celui de sa famille, que tout a été intégré.
Comment appréhender la mort ?
L’image qui me vient à l’esprit est celle des soldats qui revenaient de Verdun et ne pouvaient pas en parler. Dans le village, à l’usine, au bistrot, que pouvaient-ils raconter ? Ce qu’ils ont vu ne se décrit pas. Avoir vu quelqu’un mourir, c’est une chose. Mais quand vous en avez vu des milliers, vous ne voyez plus que ça partout. On ne peut en parler avec personne, ni avec sa femme, ni avec ses amis, car on revient d’un monde différent. Il n’y a pas de mots pour décrire la violence de la mort, les absences, les silences. La mort, on la hait, mais il faut aussi pouvoir parfois l’amadouer, pour faire en sorte que cela se passe le mieux possible quand elle arrive.
Que peut-on espérer vis-à-vis du cancer aujourd’hui ?
Il y a aujourd’hui 60 % des personnes atteintes qui guérissent, et les taux ne cessent d’augmenter. Mais l’objectif, c’est de faire du cancer une maladie normale, pour ne pas avoir autour de nous des êtres blessés dans leurs corps et leur esprit. Car la maladie ne résume pas leur biographie. Ce ne sont pas des cancéreux, mais des hommes et des femmes qui ont un cancer. Protégeons-les dès le démarrage de leur maladie, pour qu’ils aient la possibilité de retrouver un jour une citoyenneté normale.
Comment définiriez-vous un bon médecin ?
Il faut prendre le mot « bon » dans le sens de la bonté, de la gentillesse. Bien sûr qu’il faut être efficace, connaître la médecine, c’est indispensable, mais ce qui est important, c’est le savoir-être, le savoir-faire. Un bon médecin est donc un médecin « bon ». C’est un retour aux sources de notre métier.
Vous arrive-t-il, justement, de rêver à un autre métier ?
Oui, souvent. Car c’est douloureux, et il y a des matins où je ne veux pas y aller. Mais l’affection des gens autour de vous, les regards, les mots des familles me donnent envie de continuer.
De larmes et de sang, de David Khayat, éd. Odile Jacob, 21,90 €.