Le jeudi soir, normalement, c’est concours de tango à Bugarach. Mais aujourd’hui, il se pourrait bien que les deux cents âmes de ce petit village de l’Aude aient davantage les yeux rivés sur le ciel que sur la piste de danse. Seront-ils les élus ? En réchapperont-ils ?
Bienvenue chez les futurs rescapés de l’apocalypse, et bienvenue à Bugarach, avec sa rue principale, son terrain de foot en jachère… et son maire, Jean-Pierre Delord, qui demande à qui veut bien encore l’entendre de stopper l’invasion.
«C’est qui ceux-là ? Qu’est-ce qu’ils veulent encore ?» Savoir, évidemment. Car pour ceux qui n’auraient pas ouvert un journal depuis six mois, c’est bien ici, et pas ailleurs (exception faite du village turc de Sirince) qu’il faudra être pour échapper à la fin du monde. Et si possible sur le pic qui culmine à 1 230 m et contre lequel la commune est adossée.
Déjà 150 journalistes sur place
La rumeur, née voici deux ans sur Internet, puis relayée dans la presse, a fait du village l’arche de Noë du 21 décembre 2012. Une réputation pas facile à assumer pour tous les habitants. Partout, dans la petite commune, le même ras-le-bol.
«Et pour la fin du monde ?». La question leur a été posée une, deux, peut-être mille fois par des hordes de journalistes venus du monde entier. Ici un reporter français, là un réalisateur hollandais… Et demain ils seront cent cinquante à se bousculer pour retransmettre l’Armageddon. Un battage «ri-di-cule !», estime Peter.
Car en s’installant ici, voici cinq ans, le quinquagénaire anglais souhaitait trouver juste un peu de tranquillité. Ses voisins, eux, fuient la presse comme la peste. De son côté, le maire ne cesse d’exprimer sa crainte : celle de voir le pic devenir le point de ralliement des illuminés en tout genre. Loufoques ou menaçants, très souvent anonymes, les courriers affluent depuis des mois à la mairie.
Jean-Pierre Delord les connaît presque par cœur. «L’un, persuadé d’être une sorte «d’élu», veut faire un discours sur la montagne. D’autres, qui annoncent des sacrifices humains, ont menacé de s’en prendre à ma famille si je parlais».
Si le risque d’invasion reste faible, la menace est tout de même prise au sérieux par les autorités, au point d’avoir transformé Bugarach en camp retranché. Plus de cent gendarmes mobilisés, accès au pic fermé jusqu’à dimanche, laisser-passer obligatoire pour les habitants, interdiction des apéros géants ou du camping…
La consigne de la préfecture est claire : pour éviter un afflux de population, elle demande aux curieux de ne pas s’y rendre. Trop tard, semble-t-il. Il n’y a plus une chambre d’hôtel de libre.
La montagne aux mystères
Quelques-uns au village jugent nécessaire un tel branle-bas de combat. D’autres, une majorité, le trouvent disproportionné, ou même suspect. «Pourquoi rameuter tout ce monde, alors qu’une cinquantaine d’hommes suffiraient pour bloquer les routes ?», s’interroge Patrice Etienne, propriétaire du Relais de Bugarach, point de rencontre des randonneurs du pic.
Pour lui, l’armée cache quelque chose. Un phénomène surnaturel, peut-être lié aux ombres noires et aux lumières étranges qu’il a repérées sur des photos prises de la montagne. «Une forme d’intelligence non hostile, ou la trace de voyages dans le temps», selon lui.
A moins qu’il ne s’agisse d’extraterrestres, comme le pense Ludovic, campeur solitaire au pied du pic. La région, appréciée par des personnes en quête d’«énergie positive», n’en est plus, il est vrai, à une légende près. Le trésor des Templiers, celui de l’abbé Saunière, la présence supposée de Nostradamus dans les environs ou encore l’arche d’alliance cachée par les Wisigoths se disputent l’imaginaire du pays cathare, et Bugarach occupe désormais une place de choix. Un coup de projecteur «génial» pour Jean Prior, tout sourire derrière le comptoir de son restaurant. Demain, à coup sûr, il fera le plein dans la salle. Avec pour dessert, des crèmes caramel. En forme de soucoupe volante.