La biographie «Madame Claude, le parfum du secret» (éd. Fayard), signée par le journaliste Erwan L’Éléouet, revient sur le parcours rocambolesque de la plus célèbre proxénète de France dans les années 1960-1970.
Sur les traces de la «maquerelle de la République», qui a fait de son nom une marque aujourd’hui connue de tous. «Raconter l’histoire de Madame Claude, c’est se lancer dans un véritable jeu de piste, parsemé d’embûches et de chausse-trappes», confesse Erwan L’Éléouet, en ouverture de «Madame Claude, le parfum du secret», qui vient de paraître aux éditions Fayard. Pour lui, s’intéresser à cette figure des Trente Glorieuses, «c’est partir à la rencontre d’une des femmes les plus puissantes de la Ve République dans les années 1960 et 1970, et d’un imaginaire peuplé de fantasmes qu’elle a elle-même alimentés».
L’auteur, également rédacteur en chef des émissions «Un jour, un destin» et «Archives secrètes» sur France Télévisions, a enquêté pendant près de deux ans sur cette personnalité controversée, dont «les liaisons dangereuses qu’elle a entretenues avec la police, la classe politique et les puissants restent taboues». Grâce aux témoignages inédits de sa fille, de son premier mari, de magistrats ou encore de prostituées qui ont travaillé pour elle, Erwan L’Éléouet est parvenu, comme dans un polar, à percer «une partie» du mystère qui entoure encore cette femme au passé sulfureux, de son vrai nom Fernande Joséphine Grudet, née le 6 juillet 1923, dans un milieu populaire d’Angers.
Le mythe d'une marchande de rêve
«Madame Claude n’a cessé de brouiller les pistes, de réinventer sa vie en créant ce personnage de grande bourgeoise, élégante, froide et discrète, souligne le biographe. Ce mythe d’une marchande de rêve qui a rendu ‘le vice joli’». Si elle a su romancer son enfance et son adolescence, elle n’était autre qu’une provinciale, fille d’un mouleur en fer et d’une ouvrière en chaussures, devenus tenanciers d’un bistrot. La jeune femme a reçu une éducation catholique et perdu sa grande sœur, Joséphine Henriette, alors qu’elle n’avait que 15 mois.
Contrairement à ce qu’elle a fait croire au Tout-Paris, son père, Alfred, n’est pas mort au combat, mais a succombé à un cancer du larynx, à 57 ans. Quant à sa mère, veuve, c’est elle qui a veillé sur Annie, le bébé à qui la toute jeune Fernande a donné la vie le 5 septembre 1942 au Pays Basque, et dont elle taira toujours le nom du géniteur. «(Elle) a eu très tôt l’ambition de s’extraire de sa condition sociale et a fini par croire à ses propres histoires», explique Erwan L’Éléouet qui, dans les premiers chapitres de son livre, revient sur ce réseau de prostitution de luxe, son empire du sexe, sa «coupable industrie» qu’elle a réussi à bâtir dès la fin des années 1950, avant sa descente aux enfers.
QUELQUE 500 «FILLES» AU SERVICE DU ROYAUME DES ILLUSIONS
En véritable femme d’affaires à la tête d’une entreprise florissante, celle qui se faisait désormais appeler Madame Claude - et qui restait discrète sur son passé de prostituée - s’est entourée d’une armée d’ambassadrices de charme qu’elle façonnait à son image. Se prenant «pour la directrice d’un pensionnat de jeunes filles», elle corrigeait leurs défauts physiques en ayant recours à un chirurgien plasticien, leur imposait ses choix vestimentaires et des tenues de grands créateurs, les envoyait chez le médecin en moyenne une fois par semaine, et les éduquait en leur faisant passer des tests de culture générale. Recrutée au milieu des années 1970, Hélène, qui témoigne dans cette biographie, se souvient encore de cet appel téléphonique inopiné où Madame Claude lui demandait quelle était la formule chimique de l’eau et où se trouvait le désert de Gobi.
Cette femme redoutable, qui détestait les hommes par-dessus tout, savait reconnaître le talent de chacune de ses «filles», et elle veillait également à ce qu’elles soient capables de contenter un client. Pour ce faire, elle n’hésitait pas à faire appel à des amis proches, les «testeurs», dont Jacques Quoirez, le frère de Françoise Sagan. Obsédée par l’ordre et l’hygiène, Madame Claude gérait tout d’une main de maître, allant jusqu’à ouvrir les sacs des prostituées pour s’assurer que le maquillage était bien rangé dans des pochettes et qu’elles avaient des bas de rechange. En échange de cette vie «meilleure» qu’elle leur offrait, la mère maquerelle percevait 30 % sur chaque passe.
Madame Claude en voyage avec Maïté, une fille de son réseau, à Hong Kong dans les années 1970 (© DR)
Le patron de la maison de disques Eddie Barclay, l’acteur américain Yul Brynner, le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, l’ancien président des États-Unis John Fitzgerald Kennedy, l’héritier de l’empire Fiat Giovanni Agnelli… Tous ces grands noms ont noirci les pages du précieux carnet en cuir que tenait Madame Claude. Grâce à eux, elle empochait, selon certains, «dix mille francs par jour en espèces». Et en échange de quelques confidences sur l’oreiller obtenues par ses «filles», la proxénète qui officiait au-delà des frontières françaises et qui détenait les secrets d’une clientèle haut de gamme, était protégée par les politiques, la police et les services de renseignements.
«Pendant près de quinze ans, elle a côtoyé les puissants avec un sentiment d’impunité. L’argent était le moteur de sa vie, contrairement au plaisir sexuel qu’elle n’évoquait que très peu. La jouissance, elle l’obtenait en accumulant les billets comme me l’a confié son adjointe», analyse le biographe. Le mensonge a également servi son activité à laquelle elle donnait «les atours de la volupté et de la moralité». Elle en a fait le royaume des illusions, l’empire des faux-semblants.
La solitude d’une héroïne balzacienne
Mais l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, dans les années 1970, a causé sa perte. À la Mondaine, renommée Brigade des stupéfiants et du proxénétisme, Madame Claude, qui se vantait d’être au service de la République, n’était plus en odeur de sainteté. Sa comptabilité a alors été passée au crible, ses pratiques douteuses scrutées. En 1976, elle est condamnée à une peine de prison avec sursis et à verser 11 millions de francs au fisc. Une somme colossale qu’elle a refusé de payer.
L’année suivante, et après un mariage avec un homme suisse pour bénéficier de sa nationalité, elle a pris la décision de fuir aux États-Unis où elle a tenté de reconstruire sa vie en ouvrant des pâtisseries et un restaurant. Mais Madame Claude, devenue Claude Tolmatschew puis Claude Cook - après avoir passé la bague au doigt à un barman homosexuel - a enchaîné les échecs. Celle qui, à ses débuts, déclarait : «Il y a deux choses qui dirigent le monde : la bouffe et le cul. Je ne savais pas faire la cuisine !», avait sans doute raison. De retour en France, elle a été de nouveau rattrapée par la justice en voulant remonter un réseau de prostitution.
Madame Claude passe une soirée chez Maïté, dont elle est restée très proche, dans les années 1990 (© DR)
À sa sortie de prison, l’ancienne maquerelle a été hébergée par Dominique, l’une de ses «filles» à qui elle a écrit des lettres pleines d’amour. Erwan L’Éléouet en publie d’ailleurs quelques extraits dans les dernières pages de son ouvrage. «Ma chérie, (…) Je voudrais te remercier pour toute ta grande gentillesse. (…) Il y a bien longtemps que j’ai commencé à désespérer de l’humanité, mais toi, tu es là près de moi», peut-on lire, prouvant que Madame Claude, qui signait affectueusement «Claudy», pouvait aussi faire preuve d’humanité.
Une humanité qu’elle n’a jamais eue envers sa fille. Le grand drame de sa vie. Preuve ultime de cette relation ratée : Annie financera l’enterrement de sa mère mais refusera de se rendre à la cérémonie. Madame Claude est décédée à Nice, le 19 décembre 2015, à l’âge de 92 ans, dans un quasi-anonymat. Moins de dix personnes étaient présentes pour lui faire leurs adieux. «Son existence fut finalement assez terne au regard de ce qu’elle vendait. ‘Splendeurs et misères d’une proxénète’ pourrait être le titre de la vie de cette héroïne balzacienne», conclut Erwan L’Éléouet.
«Madame Claude, le parfum du secret», d’Erwan L’Éléouet, éd. Fayard, 20 €.