La mort de vingt-sept migrants au large de Calais fin novembre a ravivé les débats autour des accords du Touquet signés entre la France et le Royaume-Uni en 2003. Ce traité avait pour ambition de renforcer les contrôles aux frontières et lutter contre l’immigration illégale. Mais, presque vingt ans plus tard, qu’en est-il dans les faits ?
Pour nous permettre de comprendre, Sophie Loussouarn, spécialiste du Royaume-Uni et maître de conférence à l’université de Picardie revient d'abord sur la chronologie de ces accords. L'experte explique ainsi que ce traité « est en vigueur depuis le 1erfévrier 2004» et «ratifie que le Royaume-Uni et la France doivent chacun contrôler leurs frontières afin d’empêcher l’immigration illégale».
Sophie Loussouarn ajoute que ces accords ont toujours été soumis à des réformes potentielles mais que «Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ont eu à cœur de les garder en l’état». Cela même lorsque les premières tensions ont commencé à éclore entre les deux pays et plus particulièrement à partir de 2016 avec le Brexit, les Britanniques ayant voté pour palier l’afflux massif de migrants, qui plus est après la crise migratoire de 2015 qui a créé une onde de choc en Europe.
Car les tensions actuelles entre la France et le Royaume-Uni découlent du fait que les migrants sont bloqués à Calais, c’est-à-dire sur le territoire français, alors que la grande majorité souhaite gagner l’Angleterre. Selon Sophie Loussouarn, «les migrants veulent rejoindre Londres car ils parlent anglais et leurs familles, pour beaucoup, sont déjà implantées là-bas. Ils se sentent étrangers en France.»
En outre, le Royaume-Uni a 1,1 million d’emplois non pourvus, ce qui incite les migrants à traverser la Manche. Seul hic, le gouvernement britannique veut une immigration choisie et des travailleurs qualifiés. En 2021, on compte 25.000 migrants aux Royaume-Uni. C’est soixante mille de moins qu’en Italie sur la même année, et cent mille de moins qu’en Grèce.
Deux visions de l'immigration
La maître de conférence à l’université de Picardie explique que les tensions entre les deux pays se fondent également sur leur vision de l’immigration : «la France, depuis 1974 – sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing – a mis en place le regroupement familial, alors que le Royaume-Uni - et notamment avec la nouvelle loi élaborée par la ministre de l’Intérieur actuelle Priti Patel - a quant à lui remis en question le regroupement familial.»
En résumé, les deux pays ont une conception radicalement différente sur les questions liées à la nationalité, à la nation et à l’identité, ce qui crée, de fait, des frictions sur les questions migratoires. Ils n’ont pas les mêmes besoins également : «le Royaume-Uni veut des travailleurs pour combler des postes vacants alors que la France fait face à un chômage en hausse lequel a un coût en termes de finances publiques et donc fait augmenter la dette publique.»
Autre point important, et non des moindres, le Royaume-Uni subventionne le gouvernement français à hauteur de cinquante millions d’euros pour surveiller les plages. Un financement important qui a ravivé les tensions entre les deux pays après le drame de novembre dernier, le Premier ministre Boris Johnson critiquant notamment le fait que la police française enlevait les sacs de couchage des migrants au détriment d’une prise en charge décente, humaine.
Un article publié par le journal The Guardian a même quantifié la haine entre les deux nations à 43%, chiffre des plus inquiétants au vu des probables crises migratoires à venir. Car si cette animosité perdure, cela pourrait empêcher Paris et Londres de s’accorder sur un sujet aussi brûlant que l'immigration et par là même compromettre la sauvegarde des accords du Touquet.
Une mésentente aujourd'hui bien ancrée
Sophie Loussouarn ajoute qu’«il sera très difficile de discuter de ces accords sereinement car la mésentente est trop forte à l’heure actuelle» et qu’avant la présidentielle française de 2022, «rien ne changera véritablement.» Quant aux Britanniques, le Brexit leur a été très favorable. En effet, s’il nuit aux relations entre les deux pays, «il affaiblit aussi l’Union européenne car qui dit Brexit, dit 15% de budget en moins, soit treize milliards d’euros qui manquent dans les caisses. Il remet aussi en cause l’influence de l’UE dans le monde, ce qui est problématique pour la France lorsque l’on voit l’expansion féroce de la Chine et de la Russie», explique la spécialiste.
Les Britanniques ont, en quittant l’Union européenne, repris en main leur souveraineté ; ils ont pris le dessus sur la France. Par ailleurs, «la place financière de Londres n’est pas affaiblie, c’est un pays qui attire car il a un système politique stable et une flexibilité du marché du travail qui fonctionne. Sa croissance est forte et les salaires, depuis juillet 2021, ont augmenté», décrypte encore Sophie Loussouarn.
En définitive, les accords du Touquet, bien que nécessaires, sont donc pour le moment en standby comme diraient les Britanniques et ce sont eux qui ont davantage la main par rapport à la France. Reste à savoir si avec l’élection présidentielle française, les deux pays pourront, en fonction du résultat, à nouveau s’entendre et s'accorder sur les politiques à mener pour protéger leurs frontières.