Emmanuel Macron n'a cessé de le répéter. Les vies humaines passeront avant l'économie, et ce «quoi qu'il en coûte». Mais à terme, qui va payer ?
La question revient de plus en plus sur la table. Les dépenses effectuées pendant la pandémie de Covid-19, comme le chômage partiel ou le soutien aux professions les plus touchés, sont venues alourdir la dette publique. Problème : celle-ci était déjà très conséquente. La France est ainsi passée d'une dette de 98% du PIB fin 2019 - un montant figurant parmi les plus importants de l'Union Européenne - à une dette de 116% du PIB, selon les dernières estimations de l'INSEE.
Reste à savoir comment la rembourser. En augmentant les impôts ? En pariant sur la croissance, et donc sur les futurs excédents budgétaires ? En faisant «rouler la dette», c'est-à-dire en empruntant pour rembourser ce que l'on doit déjà ? Ou, tout simplement, en en annulant une partie ?
Quel est le principe ?
L'annulation, telle est l'idée portée par 100 économistes européens dans une tribune publiée ce 5 février. Ils expliquent que les dettes publiques européennes sont détenues par des créanciers privés. Mais la Banque Centrale Européenne (BCE) en a racheté une partie, environ 25%, ce qui correspond à 2.500 milliards d'euros. Or, la BCE est - au même titre que les Etats - une institution publique. «La BCE et les Etats sont la main droite et la main gauche d'un même corps», schématise Baptiste Bridonneau, doctorant à l'Université de Paris-Nanterre et un des instigateurs de la tribune. «Donc, devoir de l'argent à la BCE quand vous êtes un Etat, c'est comme si vous vous deviez de l'argent à vous-même. C'est absurde.»
Et si c'est absurde, autant l'annuler. La suppression de cette dette permettrait de soulager en partie les finances des membres de l'Union Européenne. «Passons un contrat entre les Etats européens et la BCE», proposent les 100 économistes. «Cette dernière s'engage à effacer les dettes publiques qu'elle détient (ou à les transformer en dettes perpétuelles sans intérêt), tandis que les Etats s'engagent à investir les mêmes montants dans la reconstruction écologique et sociale.»
Est-ce légal ?
L'idée est séduisante, mais loin de faire l'unanimité. De nombreuses personnalités sont vent debout contre cette proposition. A commencer par la BCE. Christine Lagarde, sa présidente, a jugé «inenvisageable» une telle option, dans un entretien au Journal du Dimanche. Ce serait selon elle «une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des Etats» par la BCE. Donc impossible juridiquement parlant.
Pour Baptiste Bridonneau, les choses ne sont pas aussi simples. «C'est comme pour tous les textes de loi. Il y a des interprétations différentes, et tant que la Cour de justice de l'Union Européenne n'a pas tranché, on ne peut pas savoir si c'est vraiment illégal.» Le problème, c'est que pour remplacer un consensus juridique, il faudrait un consensus politique.
Et celui-ci, dans l'Union Européenne, semble inatteignable. Des pays comme la France ou l'Italie seraient à même de soutenir la mesure. Mais les Pays-Bas ou l'Allemagne, réputés «frugaux» et adeptes des politiques d'austérité, risqueraient de s'y opposer. Cela pourrait générer de vives tensions dans l'Union européenne, jusqu'à «la faire imploser», comme le craint l'économiste libéral Nicolas Bouzou.
Est-ce utile ?
Faut-il prendre le risque, pour une mesure qui déchire jusque dans les rangs des spécialistes ? Non, selon bon nombre d'entre eux. Le commissaire européen Thierry Breton, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire, ainsi que le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau assurent que la dette est remboursable. «Une dette, ça se rembourse, c'est le principe», a d'ailleurs déclaré Olivier Dussopt, le ministre chargé des Comptes publics.
Certes, le montant est conséquent. Mais il n'est, d'après eux, pas catastrophique. Les Etats parviendront sans «aucun doute» à gérer cette situation, a affirmé Christine Lagarde. Et s'ils ne peuvent pas rembourser la dette tout de suite, ils étaleront le processus sur plusieurs années en la faisant rouler. «C'est un système qui fonctionne très bien», assure Nicolas Bouzou. «Nous remboursons la dette avec de l'argent qui vient de nouveaux prêts. Donc, tant que des créanciers nous prêtent de l'argent, le problème du remboursement ne se pose pas». A noter qu'aujourd'hui, les créanciers se bousculent pour prêter à l'Etat français. Ils en viennent presque à payer pour obtenir des titres de dette car la BCE les rachète massivement et fait monter leur cours. L'Etat peut donc emprunter autant qu'il le souhaite. «Je ne suis pas contre le principe d'annuler la dette, mais dans ces circonstances, je n'en vois pas l'intérêt», résume Nicolas Bouzou.
Le problème est que cette stratégie ne fonctionne que si l'Etat peut, au bout d'un certain temps, rembourser «vraiment» la dette. C'est-à-dire sans contracter un nouveau prêt. Ce qui, pour Baptiste Bridonneau, est impossible. «On ne peut pas augmenter les recettes de l'Etat, parce que si on touche aux impôts, de grosses manifestations auront lieu. De l'autre côté, on ne peut pas réduire les dépenses, parce que nos services publics ont plus que jamais besoin de financement. Donc il faut arrêter de croire qu'on va réussir à rembourser la dette.» D'où l'intérêt d'annuler ce qui est annulable. Soit ce que détient la BCE, et que, selon les signataires de la tribune, nous nous devons «à nous-même».