Depuis 1988, la Birmanie est politiquement dominée par l'armée, appelée Tatmadaw, qui exerce le pouvoir soit ouvertement, soit discrètement dissimulée derrière le voile d'un gouvernement civil. Le régime militaire actuel est le fruit d'un coup d'État par essence inconstitutionnel, mais comme c'est si souvent le cas ailleurs, la Tatmadaw a utilisé quelques arguments juridiques pour passer à l'action.
Les accusations contre Aung San Suu Kyi, équivalente à un Premier ministre, et Win Myint, président de la République, valent le détour. La première est accusée de possession de 4 talkie-walkies à l'usage de sa sécurité, car «importés illégalement». Le président Win Myint est accusé pour sa part de violation de confinement car il a salué ses partisans depuis son véhicule, provoquant un petit attroupement. Voilà pour le prétexte, essentiellement comique.
Il y a tout de même un dossier sous-jacent: la victoire électorale du 8 novembre du parti d'Aung San Suu Kyi, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), qui a fait plus de 80% des voix. Le haut commandement de la Tatmadaw, qui soutient un parti politique, USDP Union Solidarity and Development Party (parti national pour la solidarité et le développement), et dispose de droit d'un quart des députés, a crié à la fraude dès le premier instant, alléguant l'impossibilité des citoyens d'atteindre les urnes vu les restrictions dues au Covid-19.
Ainsi, ce n'est pas le vol du scrutin que la Tatmadaw dénonce juridiquement, mais le droit bafoué d'électeurs frustrés. On est loin des prétensions de Donald Trump le 3 novembre 2020, qui voyait un complot avec des milliers de conspirateurs dénaturant les bulletins et trafiquant les ordinateurs de comptage. Ici, les militaires utilisent un argument rationnel en apparence.
Les minorités dénoncent une fraude
L'ironie de la situation est plus profonde encore: les minorités ethniques dans leurs régions, c'est-à-dire plus du tiers de la population, crient à la fraude à leur manière.
Les ONG des Rohingyas sont particulièrement virulentes. Or les Rohingyas ont été ethniquement nettoyés, par une sanglante expulsion de masse, sous le régime d'Aung San Suu Kyi. Cette dernière a même défendu la Tatmadaw devant les instances internationales, au grand effroi des sympathisants de la grande dame.
Les minorités vivent dans des zones contrôlées par la Tatmadaw, et c'est précisément dans ces zones que le gouvernement civil d'Aung San Suu Kyi n'a pas d'influence du tout. Les militaires auraient donc réduit les minorités au silence électoral, en fermant leurs bureaux de vote ou en intimidant l'électorat, alors que dans le reste du pays, où la NLD était forte, les militaires n'ont pas pu trafiquer le résultat en faveur de l’USDP, et la commission électorale a estimé que le résultat final était valide.
Toujours est-il que les manifestations continuent à Rangoun et à Mandalay, et la junte menace de tirer à balles réelles si les manifestants pro-NLD avancent trop. Les bonzes ont commencé à descendre dans la rue pour opposer la junte. Le président militaire Min Aung Hlaing vient de promettre des élections dans un an, mais avec quels partis en lice?
Il semblerait que les chefs de la Tatmadaw imitent le modèle thaï, par lequel l’armée impose une junte dans un coup et passe plusieurs mois à discréditer et désorganiser le parti renversé avant de permettre des élections imparfaitement libres. Le putsch par intérim en quelque sorte.