La communication humaine s'étend bien au-delà des mots. Une mâchoire qui se contracte, un nez qui plisse ou une bouche pincée sont autant d'indices qui nous permettent de comprendre le message de notre interlocuteur. Mais, derrière un masque, ces signes sont bien plus difficiles à déchiffrer. Comment communiquer lorsque, partout, les visages sont à demi cachés ?
Il n'est certainement pas question de remettre en cause le port nécessaire du masque en période d'épidémie, mais simplement de mesurer son impact sur les échanges humains.
Selon Marie-Nathalie Jauffret, sémiologue et chercheuse en communication, «plus de 80% du message» que l'on cherche à envoyer à un interlocuteur passe par le langage corporel ou body language. «Les expressions faciales en font partie», précise l'experte.
Or, la spécificité du visage humain a été mise en évidence par le psychologue américain Paul Ekman : «43 muscles faciaux, associés à plus de 10 000 combinaisons ou expressions différentes», développe Elodie Mielczareck, sémiologue spécialiste du langage.
Le masque vient ainsi troubler une part très importante des interactions humaines : la communication non-verbale.
Comment le confinement impacte votre manière de communiquer et d'échanger ? Voici la réponse qui me permet de revisiter pour vous les 5 (+2) dimensions de la communication non-verbale https://t.co/MZCJHmjewK pic.twitter.com/gDyuh67p6C
— Elodie Mielczareck (@mielczareck) April 27, 2020
Il nous prive notamment d'un outil dont nous usons très fréquemment, dans de multiples situations : le sourire. Ce dernier est un élément central de l'expression humaine puisqu'il apparaît très tôt, «entre la cinquième et la sixième semaine après la naissance», affirme Elodie Mielczareck.
Selon la sémiologue, «il n'existe pas moins de 19 classes de sourires différentes», allant de la peur à la soumission, en passant par la joie. Agissant comme «un vecteur et un régulateur d'émotions», le sourire «communique un état intérieur».
Ainsi, «ne pas voir celui de votre interlocuteur vous déstabilise car vous pouvez plus difficilement vous faire une représentation de ses intentions», explique l'experte. Une situation qui, selon elle, aurait tendance à «élever notre niveau de vigilance et d'anxiété».
Masqués, nous ne pouvons plus compter sur le rôle de «lubrifiant social» du sourire. Or, après deux mois d'échanges humains réduits, il est important, selon Marie-Nathalie Jauffret que les interactions post confinement soient «pacifiques». Mais comment faire sans le sourire, ce «message positif sans mot», idéal pour «réduire la distance sociale» ?
«Je recommanderais surtout de ne pas juger trop vite et de prendre le temps de fouiller les regards, avance la chercheuse. Le mot va également prendre de l'importance.»
Elodie Mielczareck confirme ce dernier point, en prédisant une «présence accrue» du phatique et du métalangage. Il s'agit de «tous ces éléments de langage qui consistent à vérifier que le message passe bien», comme «vous voyez ce que je veux dire ?» ou encore «c'est clair pour vous ?».
A cela pourrait même s'ajouter «une capacité plus forte à nommer ses propres émotions : "je trouve ça drôle", "je ne suis pas d'accord" ou "je suis touché(e) par ce que j'entends"». Ce que l'on appelle le para-verbal nous permet également de compenser grâce à l'intonation ou la hauteur de la voix, le débit de la parole... etc.
De son côté, Manon Berthod n'hésite pas à recommander d'«en faire un petit peu trop», voire de «surjouer». Mais cela tient surtout au fait qu'elle travaille en tant qu'éducatrice auprès de jeunes enfants, âgés de 0 à 3 ans.
«Ce sont des êtres très sensoriels»
Eux aussi voient leur communication troublée par l'apparition des masques, alors même qu'ils sont en plein apprentissage. «Ils sont en train d'acquérir le langage et, pour comprendre, ils ont besoin d'associer le son entendu au mouvement de la bouche». Lorsque cette dernière n'est plus visible, ils perdent «ce double aspect».
Mais Manon Berthod estime que ça n'induira pas forcément de «retard dans l'acquisition du langage», à condition que les petits passent également du temps en famille, auprès d'adultes référents non masqués.
Mieux, l'éducatrice a tendance à penser que l'absence d'expressions faciales dérange plus les adultes que les enfants de cette tranche d'âge. « Ce sont des êtres très sensoriels, indique-t-elle. Avant 3 ans, il est difficile pour eux de dissocier les différents sens. Ils ont d'autres repères que les nôtres, d'autres outils. Ils se fient au son, avec l'intonation, au regard, à la gestuelle.»
Pour aider les enfants à comprendre «que les émotions sont toujours là sous le masque», Manon Berthod a créé un livre numérique intitulé «Les yeux qui parlent». Il montre des visages masqués exprimant chacun une émotion différente, à reconnaître grâce à certains signes.
Cet outil doit également permettre de «dédramatiser le masque» afin de ne pas le voir «uniquement comme une contrainte». Un élément que Marie-Nathalie Jauffret juge elle aussi important. S'il est intégré au quotidien des Français, cet accessoire pourrait, selon elle, devenir lui-même un «outil de communication».
Elle fait notamment référence aux personnes qui choisissent de porter un masque personnalisé, révélateur de leur individualité mais aussi de leur «représentation sociale».
La chercheuse pousse la réflexion plus loin : parfois le simple fait de porter un masque constitue déjà un message. C'est le cas s'il est porté avec l'intention de «rassurer l'autre» en «respectant la règle». «Je le mets pour ne pas me positionner en ennemi, continue-t-elle. Je veux montrer que je ne vous attaque pas, et pacifier la relation à venir». Alors, contre toute attente, le masque se fait langage.