Ils parlent de «honte» française. Avec le dessinateur Pierre Thyss et son homologue journaliste Brice Andlauer, Quentin Müller a sorti le 12 février dernier une bande dessinée sur le scandale des auxiliaires afghans. Dans cet ouvrage, ils reviennent sur ces employés de l'armée française qui sont rarement rapatriés malgré un danger de représailles de la part des talibans.
Quand vous avez bouclé le livre, vous disiez que le nombre de traducteurs qui n’ont pas été rapatriés est toujours élevé. Est-ce toujours le cas aujourd'hui ?
Depuis 2012, la France a employé 800 personnes environ, mais le ministère de la Défense n’a jamais été capable de nous donner un chiffre précis sur le nombre d’auxiliaires que les armées avait recruté là-bas. En plusieurs vagues successives, la France en a rapatrié 260 à peu près, donc c’est très laborieux. Aujourd’hui, on en recense à peu près entre 100 et 150 connus, que nous connaissons, qui veulent venir en France et qui considèrent leur vie en danger. Ils sont soit en Afghanistan, soit sur la route des migrants, donc bloqués en Iran, en Turquie ou alors en Grèce dans les camps.
Comment peuvent-ils se battre dans ce dossier ?
Il y a l’association des anciens interprètes et auxiliaires afghans de l’armée française qui fait un travail extraordinaire depuis 2015, et qui est représentée par Caroline Decroix. À elle seule, elle a réussi à fédérer les Afghans depuis Paris. Avant qu’elle ne s'immisce dans le dossier, la France n’en avait rapatrié que 73. Il y a eu un progrès, on est à 260, donc elle en a ramené presque 200 via des processus juridiques, en alertant les médias, en faisant pression sur l’Etat. Cette association est en contact avec ces interprètes à travers un groupe Facebook et une boîte mail. Ceux qui n’ont pas été recensés, qui ne savaient pas qu’il y avait une possibilité d’être rapatrié, passent par cette association, et c’est là qu’elle leur vient en aide. Soit en leur attribuant un avocat bénévole, soit en les guidant dans leur démarche juridique précaire.
Est-ce qu’ils ont d’autres moyens de se faire entendre ?
C’est le seul et unique. Le ministère de la Défense a mis en place une boîte mail gérée par quelqu’un. Il y a eu des mails traités par le ministère de la Défense, en 2015 et fin 2019, et c’était uniquement lors des périodes de rapatriements, sur des périodes très courtes d’un mois où les traducteurs et les auxiliaires devaient postuler sur ce mail-là.
L'Etat français, sous François Hollande, a commis une faute moraleQuentin Müller
Vous aviez déjà écrit un livre sur le sujet, pourquoi faire le choix de la bande dessinée ce coup-ci ?
Dans le livre il y a des histoires, mais on voulait prendre trois cas, trois histoires vraies de trois interprètes. On part de leur engagement pour l’armée française, et on voulait voir leur trajectoire, leur évolution dans leur mission avec la France, pour montrer à quel point ces mecs ont mouillé le treillis, pris des risques. Ensuite, on voulait montrer l’évolution. Quand les Français commençaient à se retirer, les menaces sont arrivées : des coups de fil anonymes, des coups de feu dans la rue, des tentatives d’assassinats avérées. On voulait aussi montrer la froideur de l’administration face à ces gens, qui étaient abandonnés, laissés à leur sort.
Extrait de la bande dessinée (©La Boîte à Bulles)
Vous avez parlé de scandale d’Etat, de honte sur le pays. Est-ce que le sentiment s’estompe ?
Non. Il a fallu que l’association se batte à travers des coups de pressions juridiques. Aujourd’hui, elle fournit des avocats bénévoles qui représentent des interprètes qui sont à Kaboul, tout ça devant le Conseil d’Etat face au ministère de la Défense qui oppose à chaque fois des juristes. Il y a quelque chose qui s’appelle la «protection fonctionnelle» dans la loi, qui octroie la protection de l’Etat à quelqu’un qui a travaillé avec un fonctionnaire ou qui a été fonctionnaire. Cela n’avait jamais donné lieu à un visa dans l’histoire du droit français. Le Conseil d’Etat a ouvert une porte en disant qu’il fallait donner un visa à un interprète.
L’Etat français sous François Hollande a fait une énorme faute morale. À chaque fois il a refusé de rapatrier ces gens menacés. Sous Emmanuel Macron c’est différent car il y a une volonté de s’opposer en mettant des juristes qui épluchent chaque dossier des interprètes et qui trouvent les failles. S’ils se sont fait tirer dessus dans la rue il y a 15 jours : ils demandent la preuve que cela a bien un rapport avec leur travail avec les Français. La honte ne s’estompe pas, c’est de pire en pire. Le dossier prend un tournant politique.
Pourquoi cette résistance de la France ?
Le ministère des Armées emploie 3 600 auxiliaires dans le monde, au Sahel notamment. Et si le cas afghan fait jurisprudence, si dans l’Histoire on se rend compte que la Défense a un jour été forcée de rapatrier ses auxiliaires, qu’est-ce qui va se passer pour ceux qui sont au Sahel ? Quand la France quittera des zones de cette région compliquée et que ces auxiliaires seront en danger, ils vont demander à être rapatriés comme les Afghans, donc il y a un enjeu politique.
Est-ce qu’il y a une histoire parmi celles qui ont été médiatisées qui vous a particulièrement marquée ?
Celle de Yusefi, qui a été magasinier pour l’armée jusqu’en 2013, pendant sept ans. Il déclare qu’il s’est fait enlever par les talibans, ils lui ont dit qu’il devait espionner en échange de la vie sauve. Ils l’ont relâché alors qu’il avait promis de collaborer, mais sans le faire. Il a averti les renseignements militaires français, mais qui s’en allaient car la mission de la France s’arrêtait. Un jour, on l’a appelé car son fils de trois ans était mort en tombant du 6e étage. Plus tard, Yusefi a reçu une lettre des talibans qui revendiquent avoir assassiné son fils et s’être vengé.
Fin 2018, il avait été sélectionné parce qu’Emmanuel Macron avait rouvert une petite vague de rapatriement, c’était une promesse de campagne. Il avait dû aller au Pakistan pour passer un entretien avec des officiels français, ce qui est cher et dangereux car, lorsque l’on n'a pas les moyens, ont doit faire le trajet en voiture et passer par les barrages talibans. Yusefi avait été sélectionné pour un entretien, il pensait que c’était bon. Il a vendu sa maison et ses biens. On lui parle de son kidnapping, lui raconte son histoire honnêtement, et quelques jours après on lui annonce que la France ne le prendra pas pour des raisons apparemment sécuritaire. Le pays pense que c’est potentiellement encore un taliban, alors qu’on sait qu'ils n’ont pas de velléité d’attentats à l’étranger puisque c’est un groupe local. Aujourd’hui, il a tout perdu.
Extrait de la bande dessinée (©La Boîte à Bulles)
Est-ce que l'association de Caroline Decroix travaille avec lui ?
Elle lui a octroyé un avocat, lui a fait une procédure de protection fonctionnelle. Mais le ministère envoie plusieurs juristes, épluche son dossier, et devant le conseil d’Etat, ils ont plaidé que son fils n’existait pas. Le ministère conteste tout papier de l’administration afghane en disant que ce sont des faux, sans le prouver. Aujourd’hui il est toujours à Kaboul, et c’est un cas emblématique.
Est-ce qu'il y a un ressentiment des concernés vis-à-vis de la France aujourd'hui ?
C’est ça qui m’a le plus ému et choqué, c’est que ces mecs n’ont jamais dit un mot dur envers la France. Dans les entretiens, jamais. Pas d’insulte, pas de haine prononcée vis-à-vis du ministère, des soldats, du drapeau, du pays… Jamais. Et ça c’est incroyable parce que si j’étais dans ce cas-là je serais dégouté, je n’aurais même pas envie de venir et je ne voudrais plus entendre parler de ce pays. Mais non, ça n’a jamais été le cas, même pour Yusefi. Ça aurait été leur droit pourtant, mais ils ne l’ont jamais fait.