Un continent entier en plein tumulte. Aux quatre coins de l'Amérique latine, les populations se soulèvent, de façon plus ou moins pacifique, contre leur gouvernement. Et si les événements qui déclenchent ces protestations sont différentes, les causes profondes sont, elles, communes.
Chili, Bolivie, Equateur, Venezuela, Argentine... Dans tous ces pays, la contestation est à l'œuvre, ou vient de s'achever. Au Chili, les manifestations massives depuis trois semaines, souvent marquées par des violences, ont poussé le président libéral Sebastian Pinera à accepter de modifier la Constitution, l'une des revendications principales de la rue. Cette colère sociale a été provoquée par l'annonce d'une hausse de 3,75 % du prix du ticket de métro à Santiago, et ne s'est pas calmée malgré la suspension de cette mesure.
En Bolivie, les trois semaines de protestations contre la réélection du chef de l'Etat sortant, Evo Morales, entachée de soupçons de fraude, ont en raison du dirigeant socialiste, au pouvoir depuis 2006. Après avoir annoncé la convocation d'élections anticipées, il a finalement démissionné ce dimanche, la pression se faisant trop forte.
En Equateur, le mouvement de contestation s'est lui terminé mi-octobre, après que le président Lenin Moreno - élu sous l'étiquette socialiste mais à la politique libérale - a trouvé un accord avec les indigènes, fer de lance des manifestations durant deux semaines, pour retirer un décret controversé qui supprimait les subventions des carburants. Une mesure qui avait entraîné le doublement de leur prix.
Au Venezuela, un conflit politique d'ampleur est en cours depuis janvier entre le chef d'Etat Nicolas Maduro et l'opposant Juan Guaido, autoproclamé président du pays fin janvier et reconnu par une cinquantaine d'Etats (dont les Etats-Unis et la France). Ce dernier a organisé des semaines durant des manifestations appelant au départ du président socialiste, avant que le mobilisation ne s'essouffle quelque peu, dans un pays où les tensions politiques se superposent avec une gigantesque crise économique, la plus grave de l'histoire récente du pays.
De nombreux mouvements de révolte, auxquels il faut ajouter les manifestations en Argentine en septembre dernier, un pays traversé lui aussi par une énorme crise économique et qui a vu son président libéral Mauricio Macri être battu par le candidat de centre-gauche Alberto Fernandez lors de la présidentielle organisée fin octobre. Mais aussi la crise politique au Nicaragua, où la contestation a démarré en raison d'une réforme de la sécurité sociale, puis a évolué vers des manifestations réclamant le départ du président Daniel Ortega.
Des économies dans le dur
Pour l'historien Olivier Compagnon, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), cette vague de protestations latino-américaines a pour cause première le contexte économique. «L'Amérique latine a été dans une phase de très forte croissance entre le début des années 2000 et 2012-2013. Elle était liée à l'augmentation considérable du prix des matières premières, les économies de ces pays étant d'abord exportatrices de produits agricoles ou de minerais, gaz et pétrole», rappelle l'expert.
Mais, «en 2012-2013, cette conjoncture s'est inversée, et les prix ont baissé». La croissance de ces pays s'est alors effondrée. Entre 2004 et 2011, elle était de plus de 4 % par an en moyenne dans la région, alors que le Fonds monétaire international (FMI) prévoit qu'elle ne sera plus que de 0,6 % en 2019.
En même temps que la situation économique a basculé du mauvais côté, «il y a eu toute une série d'alternances politiques», explique Olivier Compagnon. «Le virage à gauche a cessé presque complètement, sauf au Venezuela [la gauche vient par ailleurs de revenir au pouvoir en Argentine, NDLR]» Ainsi, selon l'historien, la contestation actuelle vient du fait que les gouvernements latino-américains ont stoppé leurs politiques sociales de redistribution, soit, pour les gouvernements de gauche (comme au Venezuela), car «ils n'en avaient plus la capacité au vu du contexte économique», soit, pour les dirigeants de droite (comme en Argentine sous Mauricio Macri ou au Chili), car «cela ne faisait pas partie de leur credo idéologique».
Ces derniers «ont fait des relances néo-libérales - prêts du FMI, privatisations, etc. - qui ont fait porter les conséquences des efforts économiques sur les classes inférieures et moyennes», analyse le spécialiste de l'Amérique latine. Comme en Argentine, où les mesures d'austérité mises en place par le président de centre droit Mauricio Macri ont fait exploser l'inflation (38 % depuis janvier) et la pauvreté (35 % au premier semestre 2019), ce qui a contraint le pays à instaurer l'état d' «urgence alimentaire» mi-septembre.
Inégalités criantes et institutions faibles
Cette situation économique tendue sur le continent explique que la moindre mesure politique rognant encore un peu plus le pouvoir d'achat des citoyens, même celle qui peut paraître à première vue négligeable (comme la hausse du tarif du ticket de métro au Chili), peut être l'allumette qui enflamme la rue.
Une croissance en berne, qui va de pair avec des inégalités criantes. «L'Amérique latine et les Caraïbes restent la région la plus inégalitaire au monde, avec des niveaux de pauvreté toujours significatifs», rappelait la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), un organisme de l'ONU, en janvier dernier. En 2017, l'extrême pauvreté sur le continent touchait plus de 10 % de la population, soit le taux le plus élevé depuis neuf ans. Alors qu'au Chili, par exemple, les 1 % plus riches concentrent 26,5 % des richesses du pays. «Un contexte inégalitaire propice à ces phénomènes de revendications et d'émeutes spontanées», note Olivier Compagnon.
Pour le directeur de l'IHEAL, un institut rattaché à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, au-delà de l'aspect économique, «la faiblesse de l'Etat comme puissance publique dans ces pays» peut également expliquer la contestation actuelle. «En Amérique latine, une alternance politique signifie à la fois un changement de personnel politique et de fortes épurations dans les milieux administratifs. Ce qui explique les coups de barre à gauche et à droite beaucoup plus violents, qui nuisent à la continuité des politiques publiques, en matière par exemple d'aides sociales», explique-t-il.
Une faiblesse de l'Etat, mais une faiblesse des institutions en général. Notamment des partis politiques, selon Olivier Compagnon. «Les jeux politiques sont de moins en moins structurés par des partis», indique-t-il. Ainsi, dans certains pays d'Amérique latine, «il est impossible de traiter les conflits sociaux par des voies politiques normales. Vous finissez donc par avoir des protestations de rue», estime la politologue Jo-Marie Burt, de l'Université George Mason en Virginie (Etats-Unis), dans le Washington Post. Qui peuvent parfois être sanglantes, comme au Chili ou en Equateur, où les affrontements entre manifestants et forces de l'ordre ont fait 20 morts et un millier de blessés dans le premier, 8 morts et 1.340 blessés dans le second.