Ce samedi 9 novembre sera marqué par le trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Un événement historique majeur, qui a mené à la réunification allemande en octobre 1990, marquant ainsi la disparition des deux Allemagnes qui coexistaient depuis 1949.
Durant toute cette période, la République démocratique allemande (RDA) communiste, à l'Est, a forgé tout un vocabulaire spécifique, qu'Hélène Camarade, professeure en études germaniques à l'université Bordeaux-Montaigne, liste dans son livre «Les mots de la RDA» (Presses Universitaires du Midi), coécrit avec Sibylle Goepper.
Votre ouvrage énumère des dizaines de mots inventés à l'époque de la RDA. Pourquoi ce pays en a-t-il créé autant ?
Pour la RDA, il y a un besoin de justifier son existence dans le monde, de montrer qu'il est nécessaire d'avoir un deuxième Etat allemand à côté de la République fédérale allemande (RFA). Cette légitimité, ils vont la tirer de leur idéologie. Ils vont dire qu'ils sont les héritiers de la résistance contre Hitler, que la RDA est un Etat antifasciste alors que la RFA est pour eux un Etat fasciste, héritier du nazisme.
Ainsi, derrière la construction de cet Etat, il y a une idéologie, marxiste-léniniste, et avec elle tous les mots, concepts et pratiques qui s'y rattachent. Là-dessus se rajoute le modèle du grand frère soviétique. On va donc avoir aussi beaucoup de mots hérités du russe, comme «Subbotnik», un terme inventé après la révolution russe pour désigner des activités non rémunérées que l’on demande à la population en soutien au régime. On connaît cela en France sous le nom de «samedis communistes».
Et puis la RDA est un Etat qui veut créer une société meilleure. Il va faire table rase de certaines choses et en inventer de nouvelles, aussi bien sur le plan social qu'économique ou idéologique. Donc on fabrique de nouveaux termes pour décrire ces nouvelles réalités, ou bien on resémantise des mots. Par exemple «brigade», jusqu’ici uniquement employé dans un sens militaire, qui a désormais aussi un sens économique et désigne une petite unité de travailleurs dans l’usine ou l’entreprise.
Les citoyens jouent-ils également un rôle dans ce processus de créations de mots ?
Oui, il n'y a pas qu'un seul langage en RDA. La société va elle-même inventer des contre-langages, des langages codés, pour désigner ce qui interdit ou tabou, ou pour communiquer sous forme de codes au sein de subcultures. C’est le cas du marché noir ou de tout ce qui est relatif à l'économie de la pénurie. Il y a par exemple le terme «Bückware» que l'on peut traduire par «produit nécessitant de se baisser». L’image évoque un commerçant qui se penche pour attraper un produit réservé, conservé sous le comptoir. C’est l’équivalent en français d’un produit circulant «sous le manteau».
Autre exemple relatif à cette économie parallèle, le terme «Blaue Fliesen», signifiant «carreaux bleus», un nom de code pour désigner les Deutsche Mark de la RFA. Dans les journaux officiels, les gens passaient des petites annonces du marché noir en employant des mots codés, comme «carreaux bleus». Le contre-langage permettait donc aussi de parler de choses interdites, de nommer des tabous, au nez et à la barbe du parti communiste, le SED.
Il y a aussi tout le vocabulaire de l'opposition politique pour dénoncer le manque de liberté d'expression ou le système électoral fondé sur une liste unique. Dans les années 1980, les opposants utilisaient par exemple le mot «Zettelfalten», qui signifie littéralement «plier le bulletin de vote», au lieu du mot «voter». C'était pour faire comprendre qu'ils ne choisissaient pas, mais accomplissaient seulement une action mécanique consistant à plier le bulletin pour le mettre dans l'urne.
Dans votre ouvrage, vous évoquez également les mots de la RDA forgés à l'Ouest, et ceux créés après la réunification...
Ce qui est assez spécifique à la RDA, c'est que c'est un Etat qui a été très observé par l'Allemagne de l'Ouest. Tout un langage s'est donc forgé à l'Ouest pour désigner ce qu'il se passait à l'Est, souvent de manière extrêmement critique, idéologique. On a longtemps utilisé le mot «zone» pour désigner la RDA afin de lui dénier son statut d’Etat et la reléguer au statut de zone d’occupation soviétique. On a aussi souvent dit «drüben» («de l’autre côté»), sous-entendu «de l’autre côté du Mur».
Mais ce vocabulaire est aussi parfois issu de la recherche. Par exemple, la notion de «société de niches» est un concept forgé par un journaliste ouest-allemand dans les années 1980 pour désigner une réalité en RDA, à savoir que les gens se réfugiaient dans des «niches» pour échapper à la vie publique, donc dans la sphère privée ou dans des activités non investies par le régime, comme le jardinage ou le bricolage.
Et une fois que la RDA disparaît, en 1990, il y a tout un vocabulaire pour désigner les survivances de la RDA dans l'Allemagne unifiée, comme «Ossi» (pour désigner les Allemands de l'Est) et «Wessi» (pour les Allemands de l'Ouest), très péjoratifs après 1990, mais aussi «Ostalgie». Ce néologisme a été créé pour définir ce phénomène de nostalgie constaté chez certains Allemands de l'Est, déçus par l’unification, qui regrettaient ce pays où les choses étaient stables, contrairement au système libéral, où il n’y avait pas de chômage, pas de sans-abri, oubliant parfois aussi les mauvaises facettes dont ils se plaignaient pourtant à l'époque.
Certains de ces mots inventés en RDA sont-ils toujours utilisés aujourd’hui ?
Oui, «Ossi» et «Wessi» sont par exemple toujours usités. Mais depuis 30 ans, ils évoluent. Ils sont tantôt péjoratifs, tantôt affectueux. Certains mots du quotidien, utilisés à l'époque de la RDA et différents de ceux utilisés à l'Ouest, ont également survécu. C'est le cas de la «Soljanka», qui désigne une soupe russe et que l’on continue à manger à l’Est, mais aussi de «Kaufhalle», qui signifie «supermarché», les Allemands de l'Ouest disant pour leur part «Supermarkt». Sur ce dernier mot, on pourrait faire le parallèle avec le clivage «pain au chocolat» et «chocolatine» en France.
On a aussi le terme «Jugendweihe» qui a existé avant la RDA mais qui a été réinventé par elle. Dans les années 1950, afin d'asseoir la légitimité de l'Etat, le parti communiste veut réduire l’influence des Eglises protestantes. Pour cela, il reprend la tradition de la «consécration des jeunes», une manifestation en grande pompe marquant le passage de l'adolescence vers l'âge adulte, pour concurrencer la confirmation protestante ou catholique. Cette fête, qui n'existe pas dans l'Ouest de l'Allemagne, est encore très populaire à l’Est. Il s’agit d’un mot mais surtout d’une pratique sociale.
Certains mots de la RDA sont finalement des lieux de mémoire pour les Allemands de l'Est, car ils les renvoient à leur identité passée. Il y a un côté affectif et identitaire derrière la pérennité de certains mots.