Le 15 juin 2015, la vie de Chepchirchir Kiplagat, aujourd'hui âgée de 8 ans, a basculé: mordue par un serpent venimeux, elle a perdu l'usage de son côté droit. Scholar, sa petite sœur de deux ans, dormait à ses côtés. Mordue elle-aussi, elle n'a pas survécu.
«C'était difficile de comprendre ce qu'il se passait car les enfants pleuraient», se remémore leur père, Jackson Chepkui, un éleveur kényan de 39 ans. Puis «nous avons vu les deux points rouges sur le poignet» de Chepchirchir et «nous avons compris : elles avaient été mordues par un serpent», poursuit-il, interrogé à son domicile des environs du lac Baringo (centre-ouest du Kenya).
Le temps de trouver de nuit un moto-taxi, Chepchirchir et son père arrivent au centre de soins de la localité voisine, Marigat, à 01H00 du matin. La fillette est redirigée vers l'hôpital de Kabarnet, qui n'a plus d'antivenin en stock, et finit par être admise à 05H00 du matin à l'hôpital régional d'Eldoret, à 90 km. Elle y restera plus de deux mois.
Chaque année, les envenimements (morsures de serpent avec injection de venin) touchent 2,7 millions de personnes dans le monde, essentiellement dans des régions tropicales et pauvres, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Entre 81.000 et 138.000 personnes en meurent, et 400.000 survivants souffrent de séquelles permanentes.
«Tellement de souffrances»
Des histoires comme celle de Chepchirchir, cette accumulation d'absence de mesures de prévention (une moustiquaire fait souvent la différence), de difficulté d'accès à un centre de santé proche et d'indisponibilité d'antivenin (ou de mauvaise qualité), Royjan Taylor en a entendu des centaines au cours de sa carrière et trouve chacune d'elles tout aussi révoltante.
Parce que ce n'est pas une maladie qui se transmet, «ce n'est pas toujours pris au sérieux. Mais allez dans n'importe quel hôpital en Afrique et parlez-leur de morsures de serpents : ils en ont vu. C'est le même problème en Inde», explique le directeur du centre Bio-Ken spécialisé dans les serpents venimeux et installé à Watamu, sur la côte kényane.
«Nous voyons tellement de morsures de serpents, tant de souffrances, de personnes qui perdent un membre, une jambe», des gens «dont la vie est complètement foutue pour la simple raison qu'elles ont tout simplement marché sur un serpent».
Ce jour-là, l'équipe de Bio-Ken reçoit un appel sur une ligne dédiée : un serpent a été repéré par un habitant du comté.
Quelques minutes plus tard, Royjan et son collègue Boni attrapent chacun avec une pince une extrémité du reptile et dans un mouvement coordonné placent délicatement dans une boîte le spécimen du jour, une vipère heurtante - l'espèce qui a paralysé à vie Chepchirchir.
«Celui-là était bien caché», dissimulé sous des feuilles mortes. «Au moins, il ne mordra personne ici», se félicite Royjan.
De tels appels, l'équipe de Bio-Ken en reçoit en moyenne un par jour, fruit d'un long travail de sensibilisation invitant la population à contacter les spécialistes plutôt que de tenter de tuer le reptile et prendre des risques inutiles.
La côte kényane abrite certains des serpents venimeux les plus dangereux au monde - mambas noir et vert, cobra cracheur - et comme dans d'autres régions rurales et pauvres d'Amérique latine, d'Afrique ou d'Inde, ces serpents posent un réel problème de santé publique, très longtemps ignoré.
500.000 traitements en 2024
Les choses sont toutefois en train de changer et 2019 pourrait devenir une année charnière dans la prévention et la prise en charge des morsures de serpents dans les pays à faibles et moyens revenus.
Un pas important a été franchi en 2017 lorsque, sous la pression d'une vingtaine de pays et d'organisations comme Médecins sans frontières (MSF), Health Action International (HAI) ou Global Snakebite Initiative, l'OMS a inscrit les morsures de serpents sur la liste des maladies tropicales négligées.
Et, le 21 février, un groupe de travail de spécialistes mis sur pied par l'OMS a dévoilé une stratégie de réponse globale aux envenimements, qui ambitionne de réduire de moitié d'ici 2030 le nombre annuel de décès et d'infirmités. Cette feuille de route sera officiellement lancée en mai.
Dans son rapport, le groupe travail de l'OMS dresse un constat sans appel : «Comme beaucoup d'autres maladies de la pauvreté, les morsures de serpent ne parviennent pas à attirer les investissements et l'attention nécessaires des pouvoirs publics...»
«C'est largement dû à la démographie des populations affectées et à leur manque de poids politique», ajoutent sans détour les auteurs.
Pour diviser par deux le nombre annuel de victimes, l'OMS veut améliorer toute la chaîne de prise en charge des patients. L'objectif est de rendre disponibles sur le marché 500.000 traitements d'antivenin efficaces pour l'Afrique sub-saharienne par an d'ici 2024. Puis 3 millions par an à l'échelle mondiale en 2030.
L'OMS entend pour ce faire restructurer la filière de production des antivenins. Un travail débuté avec une étude sur l'efficacité et les effets secondaires des produits existant sur le marché de l'Afrique sub-saharienne, dont les résultats sont attendus dans les prochains mois.
Un important volet du programme de l'OMS concerne aussi l'éducation des populations (comment mieux prévenir les risques?) et celle, cruciale, des personnels médicaux.
Dans une étude conduite fin 2017-début 2018 dans une centaine de centres de santé du comté de Kilifi (Kenya) par HAI, 86% des soignants interrogés disaient ne pas avoir été formés pour traiter les morsures de serpents.