Grâce à la crise qui l'oppose aux Etats-Unis, le président turc Recep Tayyip Erdogan peut imputer la seule responsabilité des problèmes économiques croissants de la Turquie à un ennemi extérieur plutôt qu'à son gouvernement, estiment des analystes.
Depuis plusieurs mois déjà, bien avant que les Etats-Unis ne commencent début août à imposer des sanctions contre Ankara, précipitant la chute de la livre, les économistes mettent en garde contre un risque de surchauffe de l'économie turque.
Mais lorsque la livre turque s'est écroulée il y a deux semaines, M. Erdogan a promptement dénoncé un «complot» visant à mettre la Turquie «à genoux». La semaine dernière, il a même évoqué une tentative de «coup d'Etat économique», en écho au putsch manqué en juillet 2016.
«Si M. Erdogan ne souhaitait pas que la crise avec les Etats-Unis en arrive là, il va pourtant s'en servir», souligne Soner Cagaptay, chercheur au Washington Institute of Near East Policy.
«Il peut désormais exclusivement associer la crise économique en Turquie, qui est le résultat de ses politiques, aux sanctions américaines», ajoute-t-il.
La devise turque a perdu près de 40% de sa valeur depuis le début de l'année, et près de 20% au cours du seul dernier mois.
Sa chute s'explique notamment par la préoccupation des marchés devant les politiques économiques menées par Ankara et la mainmise croissante de M. Erdogan sur l'économie.
A l'annonce le 10 août du doublement des tarifs douaniers sur l'acier et l'aluminium américains pour la Turquie, la livre a chuté de 17% face au dollar en une journée, avant de se rétablir en partie la semaine dernière.
Pour une source diplomatique européenne qui a requis l'anonymat, cette «folle réaction», s'explique par toutes les faiblesses structurelles de l'économie turque et la défiance générale des marchés à son égard.
Dollars brûlés
En «minimisant» la responsabilité du gouvernement, le discours de M. Erdogan vise à «consolider le soutien populaire en temps de crise économique», décrypte Sinan Ülgen, président du Center for Economics and Foreign Policy (Edam).
Et la rhétorique du chef de l'Etat trouve un écho certain dans un pays où le sentiment anti-américain est fort : selon un sondage du Center for American Progress publié en début d'année, seuls 10% des Turcs avaient une image favorable des Etats-Unis.
Ce sentiment s'est renforcé depuis 2016 en raison de plusieurs désaccords entre Ankara et Washington, et en particulier à cause du refus américain d'extrader le prédicateur Fethullah Gülen, désigné par M. Erdogan comme le cerveau du putsch manqué.
Le fait que M. Gülen, qui réfute toute implication dans le putsch avorté, réside aux Etats-Unis a conduit de nombreux Turcs, même au sein de l'Etat, à insinuer que Washington était impliqué dans la tentative de putsch.
Des vidéos largement partagées sur les réseaux sociaux depuis plusieurs jours montrent des Turcs en train de brûler des dollars ou de briser à la hache des iPhones après un appel de M. Erdogan à boycotter les produits électroniques américains.
Lundi, des coups de feu ont été tirés contre l'ambassade des Etats-Unis à Ankara, sans faire de victime. Le gouvernement turc a immédiatement dénoncé une «provocation».
«Vrais coupables»
Paradoxalement, la fermeté de M. Trump contre Ankara aide M. Erdogan à cacher «les vrais coupables de la situation économique» en Turquie, estime la source diplomatique européenne. «Et il y en a un seul».
Sous-entendu : M. Erdogan, qui s'oppose depuis des mois à la hausse significative des taux d'intérêt de la banque centrale que réclament les marchés, pointant l'inflation croissante (près de 16% en juillet) et la volatilité de la livre.
Et la nomination en juillet de son gendre, Berat Albayrak, à la tête du ministère du Trésor et des Finances, a été accueillie par une chute immédiate de la livre, beaucoup lui reprochant son inexpérience.
Dans un contexte où la plupart des médias sont sous la coupe des autorités, il est difficile de faire entendre un discours alternatif à celui des autorités.
«Cet énoncé qui est disséminé (...) par la presse pro-gouvernementale est contraire à l'objectif de gagner la confiance des acteurs et des investisseurs étrangers», met en garde M. Ülgen.
Tant qu'il n'y aura pas de hausse des taux d'intérêt, «la capacité de la banque centrale et du ministre du Trésor à rassurer les marchés sera grandement affaiblie», estime-t-il.