Cet après-midi-là, les visiteurs se bousculent dans les allées du principal musée d'art moderne d'Istanbul, prenant des selfies devant les oeuvres ou chuchotant à propos des dernières tendances. Mais toutes ces pièces auront bientôt disparu, décrochées, répertoriées, photographiées puis mises en caisses.
Le bâtiment lui-même, un hangar des années 1950 nommé Antrepo #4 en turc, idéalement niché au bord du Bosphore et avec une vue imprenable sur le palais ottoman de Topkapi, sera détruit.
Mais ce n'est pas la fin de l'Istanbul Modern : le musée a fermé ses portes le 18 mars et doit rouvrir en mai dans les locaux de l'Union française d'Istanbul, avant de réinvestir dans trois ans un site flambant neuf à son adresse originelle.
Depuis son ouverture le 11 décembre 2004, ce musée est devenu un symbole de l'Istanbul du 21e siècle, ancienne capitale de l'empire ottoman fière de son passé et ouverte sur le monde.
Evoquant en 2005 le succès fulgurant de cette nouvelle place de l'art contemporain, le magazine Newsweek n'avait pas hésité à qualifier Istanbul d'«une des villes les plus cools» du monde. La reine Elizabeth II s'était rendue à l'Istanbul Modern lors d'une visite d'Etat en mai 2008.
Le nouveau musée doit être dessiné par le célèbre architecte italien Renzo Piano, qui a notamment participé à la conception à Paris du Centre Pompidou et de la nouvelle Cité judiciaire, ou encore du gratte-ciel The Shard à Londres. Les images n'ont pas encore été dévoilées, elles doivent l'être plus tard cette année.
«Mélancolie»
«Nous ressentons une sorte de mélancolie et de nostalgie» à quitter le bâtiment historique, dit à l'AFP le directeur de l'Istanbul Modern, Levent Calikoglu, tandis que des employés s'affairent autour de lui à décrocher les oeuvres.
«Mais un nouvel avenir est devant nous (...) Notre nouveau bâtiment apportera une nouvelle visibilité au monde artistique et à Istanbul», ajoute-t-il.
L'ouverture de l'Istanbul Modern avait été largement soutenue à l'époque par le président Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre. Pour certains, l'existence même du musée était la preuve que les arts pouvaient prospérer dans la Turquie d'Erdogan, dont le parti islamo-conservateur est arrivé au pouvoir en 2002.
Depuis, les arts ont connu des périodes difficiles en Turquie, mais l'Istanbul Modern revendique fièrement 7 millions de visiteurs depuis son inauguration.
Des Turcs de tous âges et tous horizons le fréquentent aux côtés des touristes étrangers.
Certains visiteurs s'arrêtent devant une immense toile de l'artiste allemand Anselm Kiefer, d'autres s'émerveillent devant un chef-d'oeuvre abstrait de l'artiste turque Fahrelnissa Zeid ou encore restent bouche bée devant les photographies en noir et blanc de l'inimitable Ara Güler, représentant le vieux Istanbul.
«Il y a des choses ici que je vois pour la première fois», confie Gökberk qui, à 19 ans, découvre le musée avec des amis. «C'est intéressant, j'aime bien».
Nesrin Aktar, une grande fan de ce lieu, espère que le déménagement se déroulera comme prévu. «Nous venons ici pour vivre les expositions, pour imprégner notre âme, tout cela nous inspire», explique-t-elle.
«Penser à 500 ans»
Le nouveau musée est principalement financé par le sponsor fondateur de l'Istanbul Modern, le groupe Eczacibasi, qui soutient de nombreux projets liés aux arts, et par le conglomérat Dogus Group-Bilgili Holding. L'Etat, lui, ne s'implique pas financièrement, comme souvent en matière d'arts en Turquie.
Dans sa version future, le musée disposera d'un espace dédié au sein d'un concept plus vaste de réaménagement et de revitalisation du port historique d'Istanbul, le Galataport. Ce projet global d'une valeur de plus d'un milliard de dollars vise à créer des espaces de bureaux et d'habitations ainsi qu'un terminal maritime rénové.
L'intégration du musée d'art moderne dans Galataport suscite un enthousiasme mitigé. Certains critiques, dont des architectes, dénoncent une violation des règles de planification - ce que les concepteurs du projet récusent. D'autres craignent que le musée, dilué dans un plus grand ensemble, y perde son identité.
Dans un entretien avec le quotidien Hürriyet, Oya Eczacibasi, présidente du conseil d'administration de l'Istanbul Modern, s'est voulue rassurante : Galataport «apportera beaucoup à Istanbul» une fois terminé, et la direction de l'Istanbul Modern gardera entièrement la main sur son programme, a-t-elle affirmé.
Dès le départ, certains doutaient du besoin d'une institution de type occidental accueillant des expositions temporaires, un cinéma et un restaurant, souligne Mme Eczacibasi. Mais les sceptiques ont finalement été convaincus, avec «beaucoup de soutien des secteurs public et privé», relève-t-elle.
On ne sait pas encore à quoi ressemblera le futur musée mais Mme Eczacibasi l'assure, l'Istanbul Modern dans sa nouvelle mouture deviendra l'un des symboles de la ville, au même titre que ses bâtiments historiques. Et un musée durable : Renzo Piano «vise les 500 ans de vie pour ce bâtiment».